Si vous demeurez dans ma parole - dit Jésus - vous êtes vraiment mes disciples et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libèrera. Jean 8, 31-32.

4. Répression

Les démoniaques dans l'Évangile.


      De la lutte du Christ contre Satan, dont on nous a décrit les grandioses proportions, les Évangiles synoptiques nous présentent un épisode singulier: la délivrance des individus possédés du démon. Nous verrons successivement 1° les faits; 2° les problèmes qu'ils soulèvent; 3° les principes que la théologie propose pour leur solution.

1. LES FAITS


      1. Une première série de texte affirme d'une manière générale que des possédés ont été rendus à l'état normal par Jésus; ces possédés sont distingués des simples malades; mais dans cette première série aucune description détaillée n'est donnée, soit de leur mal soit des moyens employés pour les en délivrer.

      Jésus « prêche en Galilée, chassant les démons » (Mc., 1, 30). (Nous suivons l'ordre historique donné par la synopse de Lagrange-Lavergne, et nous citons les textes le plus souvent d'après cette traduction, qui est de Lagrange.) Avant le Sermon sur la Montagne, des foules de gens se rassemblent « pour être guéris de leurs maladies; et tous ceux qui étaient tourmentés par des esprits impurs étaient guéris » (Lc., 6, 18); car « on lui amenait tous ceux qui étaient mal en point, atteints de différentes maladies ou de douleurs, et démoniaques, et lunatiques, et paralytiques » (Mt., 4, 24).

      Quand les envoyés de saint Jean-Baptiste viennent demander à Jésus s'il est vraiment le Messie, avant de leur répondre, « il guérit beaucoup de personnes affligées de maladies et d'infirmités et d'esprits malins et il accorda de voir à plusieurs aveugles » (Lc., 7, 21).

      Pendant sa vie publique, Jésus était habituellement accompagné des Douze « ainsi que de quelques femmes qui avaient été guéries d'esprits malins et de maladies »; parmi elles se trouvait « Marie surnommée Madeleine de qui étaient sortis sept démons » (Lc., 8, 2; cf. Mc., 16, 9).

      Quand Jésus envoie les Douze prêcher le royaume de Dieu en Galilée il leur donne cet ordre: « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons » (Mt., 10, 8), leur conférant ainsi « puissance et autorité sur tous les démons et pouvoir de guérir les maladies » (Lc., 9, 10; cf. Mc., 6, 7). Au cours de cette mission (ou d'une autre) saint Jean rencontre des gens qui, « au nom de Jésus chassaient les démons »; il s'en formalise et veut les en empêcher, car ce ne sont pas des disciples de Jésus. Le Maître n'approuve pas ce zèle du disciple, mais ne nie pas le fait de l'expulsion des démons: « Ne les empêchez pas; car il n'est personne qui fasse un miracle en vertu de mon nom et qui puisse bientôt après parler mal de moi » (Lc., 9, 49 et Mt., 9, 39).

      Les soixante-douze disciples reçoivent une mission analogue à celle des Douze pour prêcher en Gallilée et en Judée l'arrivée du règne de Dieu. A leur retour auprès de Jésus, ils lui disent tout joyeux: « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom ». Et lui, les approuvant, « leur dit: Je voyais Satan tombant du ciel, comme un éclair... Je vous ai donné pouvoir sur une puissance quelconque de l'Ennemi. Rien ne pourra vous nuire. D'ailleurs ne vous réjouissez pas tant de ce que les esprits vous sont soumis que de ce que vos noms sont inscrits dans le ciel » (Lc., 10, 17-20).

      Lui transmet-on les menaces d'Hérode, il réplique: « Allez dire à ce renard: Voici: aujourd'hui et demain je chasse des démons, et j'accomplis des guérisons; et le troisième [jour] je suis consommé » (Lc., 13, 32).

      Le pouvoir ainsi exercé par Jésus deviendra l'apanage des disciples après la mort de leur Maître: « Voici les miracles, leur dit-il, qui accompagneront ceux qui auront cru: ils chasseront les démons en mon nom; ils parleront des langues nouvelles; ... ils imposeront les mains aux malades, qui seront guéris » (Mc., 16, 17-18). Ce qui se réalisa effectivement, au témoignage des Actes des Apôtres (8, 7; 16, 16-18; 19, 12-17).

      Avant d'aller plus loin, on remarquera que ce ne sont pas seulement les Évangélistes qui parlent d'expulsions de démons, mais c'est Jésus lui-même qui 1° revendique ce pouvoir en le distinguant du pouvoir de guérir les maladies, 2° qui donne ce fait particulier comme une preuve de sa messianité, 3° qui transmet à ses disciples en termes exprès une puissance identique, ayant place à part parmi les miracles qu'ils doivent accomplir en son nom. Nous aurons à revenir sur ces remarques.


      2. Auparavant prenons connaissance des descriptions évangéliques plus détaillées d'expulsions de démons.

      La première rencontre de Jésus et d'un possédé est dramatique: elle a lieu dans la synagogue de Capharnaum, au début de la vie publique. « Il y avait là un homme possédé de l'esprit d'un démon impur. Et il s'écria d'une voix forte: Oh! Qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth? Tu es venu pour nous perdre! Je sais qui tu es, le saint Dieu! Mais Jésus lui enjoignit et lui dit: Tais-toi et sors de lui! Et le démon [l'ayant agité convulsivement Mc., 1, 26], l'ayant jeté au milieu, sortit de lui, sans lui faire aucun mal. » (Lc., 4, 33-35; cf. Mc., 1, 23-26).

      Des scènes du même genre sont mentionnées dans le tableau donné par les trois synoptiques, d'une journée du Sauveur à Capharnaum. Il guérissait alors les malades. « Il sortait aussi des démons de plusieurs, criant et disant: Tu es le Fils de Dieu! Et les prenant à partie, il ne les laissait pas parler [et dire] qu'ils savaient qu'il était le Christ » (Lc., 4, 41; cf. Mc., 1, 34 et Mt., 8, 16). Saint Marc, parlant de faits analogues nous dit (3, 11): « Les esprits impurs, quand ils le voyaient, se prosternaient devant lui et vociféraient en disant: Tu es le Fils de Dieu », etc...

      C'est par une action à distance que la fillette de la Cananéenne est délivrée du démon. La mère est venue trouver Jésus, l'a supplié, sans se laisser décontenancer par deux rebuffades; et Jésus finit par lui dire: « A cause de cette parole [que tu viens de me dire], va, le démon est sorti de ta fille. Et s'étant rendue à sa maison elle trouva la petite enfant jetée sur le lit, et le démon [était] sorti! » (Mc., 7, 29-30; cf. Mt., 15, 21-28).

      Dans le cas de la femme voûtée guérie dans une synagogue un jour de sabbat, il faut noter attentivement et la description de l'infirmité, et son attribution au démon faite par l'évangéliste saint Luc et par Jésus lui-même.

      C'était « une femme qu'un esprit rendait infirme depuis dix-huit ans; et elle était courbée et ne pouvait lever la tête tout à fait. L'ayant vue, Jésus l'appela et lui dit: Femme, tu es guérie de ton infirmité. Et il lui imposa les mains, et aussitôt elle se redressa... Or intervint le chef de la synagogue, indigné de ce que Jésus eût guéri le jour du sabbat... Le Seigneur lui répondit: Hypocrites! Est-ce que chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache pas de l'étable son boeuf ou son âne et ne le mène-t-il pas boire? Et cette fille d'Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, ne fallait-il pas qu'elle fut détachée de cette entrave le jour du sabbat? » (Lc., 13, 10-17). (Avec l'unanimité morale des exégètes, nous appelons possédés, dans cette étude évangélique, tous les sujets en qui Jésus affirme que le démon est présent, y produisent des troubles de santé qui cessent avec son expulsion. La preuve de cette présence active du démon est ici donnée par l'affirmation et l'attitude du divin Maître. L'exorciste actuel, guidé par le Rituel, n'a pas pour juger les cas soumis à son examen ce point d'appui infaillible. Il doit commencer par faire la preuve de la présence et de l'action du démon, en constatant l'existence de phénomènes préternaturels qui démontrent et cette présence, et cette action. C'est à cet exorciste que s'impose le « principe d'économie » bien compris (cf. ci-dessous l'article de Maquart, p. 328) qui exige à bon droit que l'on ne recoure à l'explication démoniaque que si aucune autre explication d'ordre naturel n'est adéquate. Mais dans l'Évangile, la question est tranchée: la présence et l'action du démon sont un donné. - Même dans le cas de la femme courbée, où il n'est pas affirmé que le démon est actuellement présent dans la malade et d'où il n'est pas explicitement chassé, du moins la maladie est dite avoir eu pour cause « un esprit qui rendait infirme depuis dix-huit ans » cette femme, affirme saint Luc; et Jésus précise que cet esprit avait nom Satan et que depuis dix-huit ans il se servait de la maladie comme d'un lien solide et durable qu'il fallait briser au plus tôt. Qu'il n'y ait pas là, pour un exorciste actuel, un cas de possession (au sens moderne et complet du mot) strictement démontrable par les moyens d'investigation dont il dispose, le P. de Tonquédec a tout à fait raison de le faire remarquer (ci-dessous, p. 493). Mais dans l'Évangile, la maladie est présentée comme due au démon et la guérison comme la rupture d'un lien établi et maintenu par Satan. C'est à dire qu'elle est habituellement rangée par les commentateurs parmi les cas de « possession » évangélique.)

      A ce cas de possession dont les effets tels qu'ils sont décrits sont d'une analogie frappante avec les symptômes d'une paralysie locale, il faut joindre la transcription des deux cas dont l'analyse descriptive est la plus pittoresque et la plus complète. Tous deux sont rapportés par les trois synoptiques, par saint Matthieu avec sobriété, par saint Luc avec précision, par saint Marc avec un vrai luxe de détails pris sur le vif. Nous reproduisons ce dernier, en le complétant entre crochets, quand il y a lieu.

      Voici d'abord le possédé de Gérasa:

      Jésus aborde à l'est du lac de Génésareth, dans le pays des Géraséniens. « Et aussitôt qu'il eût quitté la barque, vint à sa rencontre, sortant des tombeaux, un homme possédé d'un esprit impur, qui avait sa demeure dans les tombeaux; et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. Car on l'avait souvent lié avec des entraves et des chaînes; mais il avait mis en morceaux les chaînes et brisé les entraves. Et personne ne pouvait le dompter. Et constamment, nuit et jour, il était dans les tombeaux et dans les montagnes, vociférant et se meurtrissant avec des pierres. [Depuis longtemps il n'avait pas mis d'habit. Lc.]

      Et voyant Jésus de loin il accourut et se prosterna devant lui. Et vociférant d'une voix forte, il dit: Qu'y a-t-il entre moi et toi Jésus, Fils du Dieu Très-Haut? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas! Car il lui disait: Sors, esprit impur, de cet homme! Et il lui demandait: Quel est ton nom? Et il lui dit: Légion est mon nom, car nous sommes nombreux. Et il le suppliait instamment de ne pas les envoyer [dans l'Abîme, Lc.] hors du pays.

      Or il y avait là, sur la montagne, un grand troupeau de porcs qui paissait. Et ils le supplièrent en disant: Envoie-nous chez les porcs pour que nous entrions en eux. Et il le leur permit. Alors les esprits impurs sortirent de l'homme et entrèrent dans les porcs. Et le troupeau s'élança de l'escarpement dans la mer au nombre d'environ deux mille et ils se noyèrent dans la mer ».


      Avertis, les gens de la ville et des hameaux « arrivent auprès de Jésus et voient le démoniaque assis, vêtu et dans son bon sens, lui qui avait eu Légion. Et ils prirent peur. » A leur prière, Jésus remonte en barque pour quitter la région. L'homme guéri demande la faveur de le suivre. Mais Jésus refuse, et « lui dit: Retire-toi dans ta maison auprès des tiens et annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi et qu'il a eu pitié de toi. » Et cet homme le fit, non seulement « dans toute la ville » (Lc.), « mais dans la Décapole » entière (Mc., 5, 1-20).

      Ce récit évangélique est celui où sont présentés le plus nettement les traits caractéristiques des démons devenus maîtres d'un organisme humain. Ils y mettent et y entretiennent des troubles morbides apparentés à la folie; ils ont une science pénétrante et savent qui est Jésus; sans vergogne ils se prosternent devant lui, le prient, l'adjurent de par Dieu, redoutent d'être par lui rejetés dans l'Abîme, et pour éviter cela demandent à entrer dans des porcs pour s'y établir. A peine y sont-ils installés qu'avec une puissance non moins étonnante que leur versatilité, ils provoquent la destruction cruelle et méchante des êtres où ils avaient demandé à se réfugier. Craintifs, obséquieux, puissants, malfaisants, versatiles et même grotesques, tous ces traits, ici fortement accusés se retrouvent à des degrés divers dans les autres récits évangéliques d'expulsions de démons. (Ce côté ridicule, vulgaire et malfaisant des possessions diaboliques apparaît aussi dans les récits des Actes, notamment 19, 13-17, où l'on voit à Ephèse certains « exorcistes » juifs ambulants essayer d'invoquer le nom du Seigneur Jésus sur ceux qui avaient des esprits mauvais: c'étaient sept fils d'un certain Scévas, grand-prêtre juif, qui faisaient cela ». Mal leur en prit, car un beau jour l'un de ces possédés leur « répliqua: Je connais Jésus et je sais qui est Paul: mais vous, qui êtes-vous? Et l'homme, se jetant sur eux se rendit maître de tous et fut tellement plus fort qu'eux qu'ils s'enfuirent de cette maison nus et blessés ».)

      Le possédé que Jésus trouve au pied de la montagne de la transfiguration et devant lequel ses apôtres sont impuissants offre, lui, avec la surdité et le mutisme, les signes cliniques de l'épilepsie. Ici encore, il faut relire saint Marc (9, 14-29).

      Une foule nombreuse était rassemblée autour des disciples et des scribes qui discutaient avec eux. Sur quoi disputiez-vous donc, demande Jésus. « Et quelqu'un de la foule lui répondit: Maître, je t'ai amené mon fils qui a un démon muet. Et quand il s'empare de lui, il le jette à terre, et l'enfant écume et grince des dents et devient raide. Et j'ai dit à tes disciples de le chasser; et ils n'ont pas pu. Or il leur adressa la parole en ces termes: O génération incrédule! Jusqu'à quand serai-je près de vous? Jusqu'à quand vous supporterai-je? Amenez-le moi. Et ils le lui amenèrent.

      Et quand l'enfant vit Jésus, il fut aussitôt agité convulsivement par l'esprit mauvais, et tombant à terre, il se roulait en écumant. Et Jésus interrogea son père: Combien de temps y a-t-il que cela a commencé à lui arriver? Il dit: Depuis sa petite enfance. Et souvent il l'a jeté soit dans le feu, soit dans l'eau pour le faire périr. Mais si tu peux quelque chose, viens à notre aide par pitié pour nous! Jésus lui dit: Si tu peux! Tout est possible à celui qui croit! Aussitôt le père de l'enfant dit en criant: Je crois! Viens en aide à mon incrédulité!

      Or Jésus, voyant qu'un groupe nombreux allait se former, commanda à l'esprit impur en lui disant: Esprit muet et sourd, je te l'ordonne, sors de lui et ne reviens plus en lui! Et le démon sortit en criant et en agitant convulsivement l'enfant qui devint comme mort, de sorte que beaucoup disaient: Ils est mort. Mais Jésus, le prenant par la main, le releva, et il se tint debout [et il le rendit à son père, Lc.].

      Et quand il fut entré dans une maison, ses disciples l'interrogeaient en particulier: Pourquoi n'avons-nous pas pu le chasser? Et il leur dit: Cette espèce ne peut être expulsée par aucun autre moyen que la prière [et le jeûne. Mt.] »


II. LES PROBLÈMES

      De cet ensemble de fait comment trouver l'interprétation correcte?

      1. - Bien que les évangélistes emploient quelquefois le mot « guérir » en parlant de délivrance des possédés par Jésus (Cf. S. Luc, 7, 21; 8, 2; 9, 43; 13, 12; etc.), le contexte même invite à entendre cette guérison dans un sens tout spécial: ainsi la femme voûtée, est présentée comme « guérie » en L. 13, 12, alors qu'elle est dite, « liée par Satan depuis 18 ans » et qu'il faut « la détacher de cette entrave » (verset 16); De même l'épileptique (Lc., 9 et parall.) est « guéri », mais parce que « le démon » a été « chassé ». En réalité, la délivrance des possédés, pour tous les cas où elle nous est racontée avec quelques détails, est présentée dans des conditions qui la différencient nettement des guérisons de malades.

      En effet, l'état du possédé est attribué au démon, qui est un être caché, malfaisant, capable de tenter même Jésus, qui est « la puissance ténébreuse », qui a « son heure » dans les événements de la Passion, qui agit avec autant de fourberie et de méchanceté que d'intelligence. Il entre dans le possédé, y demeure, y revient; il entre dans les porcs. Le possédé a un démon, un esprit de démon impur (Lc., 4, 23); il est en esprit impur (Mc., 1, 23). Le démon sort du possédé pour aller ailleurs, au désert, dans des porcs, dans l'Abîme; et cela parce qu'il est chassé (c'est le mot le plus fréquemment employé). A l'approche de Jésus, il manifeste de la terreur, se prosterne, supplie, déclare qu'il connaît la qualité surnaturelle de Jésus; celui-ci lui parle, l'interroge, lui donne des ordres, des permissions, lui impose silence. Aucun de ces traits ne se retrouve dans la manière dont les malades se comportent à l'égard de Jésus, ni dans la façon dont Jésus s'y prend pour les guérir.


      2. - Cette attitude de Jésus à l'égard des possédés ne permet pas à un croyant, ni même à un historien attentif, de penser que Jésus, en parlant et en agissant ainsi, s'accommodait aux ignorances et aux préjugés de ses contemporains.

      C'est qu'il s'agit ici non pas d'une façon de parler courante (comme lorsqu'on dit que le soleil se lève à l'horizon et monte vers le zénith) mais d'une doctrine où s'exprime un aspect essentiel de la mission de l'Homme-Dieu ici-bas: In hoc apparuit Filius Dei ut dissolvat opera diaboli (I, Jo., 3, 9). Sur ces points de cette importance qui touchent au monde surnaturel, Jésus ne pouvait pas user d'une tolérance équivoque. Et il n'en a pas usé. Qu'on relise le ch. IX de l'Évangile de saint Jean. Il y a là un pauvre aveugle de naissance. Et les apôtres, soit par une erreur qui leur serait personnelle, soit plutôt parce qu'ils partagent les opinions des Esséniens et d'autres sectes juives, demandent au Maître: « Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle? » Ils ne sont pas seuls à interpréter ainsi les causes de la cécité de cet homme. Quand celui-ci, guéri, tient tête au Sanhédrin qui l'interroge, les chefs de l'assemblée lui rétorquent: « Toi qui es né tout entier dans le péché, tu oses nous faire la leçon? » Nous sommes donc bien ici en présence d'un préjugé et d'une erreur communs parmi les contemporains de Jésus. Mais comme il s'agit d'un point qui appartient à l'ordre surnaturel, Jésus n'admet pas de conformisme, il ne connaît que la vérité et il tranche: « Ni lui n'a péché, ni ses parents; mais c'est afin que soient manifestés en lui les oeuvres de Dieu ».

      Or Jésus qui ne laisse pas passer, même une seule fois, sans la redresser, une parole erronée en matière religieuse, ne corrige jamais les expressions dont ses disciples se servent pour parler des possessions démoniaques; lui-même en parle en termes identiques et conforme strictement sur ce point ses actions aux idées et au langage de ses contemporains. Par le fait même, il les adopte.

      Bien plus, nous voyons qu'il s'établit sur ce terrain et s'y défend. Les trois Synoptiques relatent cette controverse (Lc., 11, 14-26; Mc., 3, 22-30; Mt., 12, 22-45). Jésus a chassé un démon qui causait mutisme et cécité. Les Pharisiens l'accusent de chasser ainsi les démons inférieurs par la puissance de Beelzébub, « prince des démons ». L'occasion était belle de leur dire qu'en réalité il ne s'agissait pas de possessions démoniaques, mais de maladies. Jésus n'entre pas dans cette voie. Les démons, dit-il, ne se chassent pas les uns les autres ce qui aurait depuis longtemps mis fin à « leur empire »... Non, ils sont chassés parce qu'ils ont affaire à « plus fort qu'eux », et leur défaite est signe « que le règne de Dieu est arrivé parmi vous ». Cette défaite actuelle de Satan ne l'empêchera pas de prendre une contre-offensive, qui aura même dans certains cas un singulier succès, puisque le démon chassé reviendra « avec sept autres esprits pires que lui » : c'est que la mauvaise foi humaine, telle qu'elle se manifeste dans l'accusation que viennent de formuler les Pharisiens contre Jésus, constitue l'aveuglement volontaire et persévérant qui se nomme « le péché contre le Saint Esprit », par quoi s'ouvre la voie au retour définitif de l'ennemi renforcé. - Ici donc, comme ailleurs et plus même qu'ailleurs, il est évident que Jésus parle du démon et des possessions démoniaques comme de réalités au sujet desquelles il n'y a pas d'erreurs à dissiper ni parmi ses disciples, ni parmi ses adversaires.

      Le vrai problème posé par les possessions évangéliques n'est pas là. Il nous faut maintenant en rechercher les termes exacts et voir ensuite dans quelle direction de pensée son énoncé nous incite à en poursuivre la solution.


      3. - Faisons abstraction pour un instant de la manière dont Jésus s'y prend pour délivrer les possédés. Ne considérons que les symptômes de leur état tels que nous les donnent les descriptions un peu détaillées conservées dans les Évangiles. Il ne semble pas douteux qu'en étudiant ces symptômes morbides et en s'en tenant à eux seuls, tout médecin verra dans la femme courbée une paralytique, dans l'énergumène de Gésara un fou furieux, dans l'enfant guéri le lendemain de la Transfiguration un épileptique, etc... Bien plus, à chaque possession qui nous est présentée dans son individualité se trouve liée une infirmité: le démon rend muet (Mt., 9, 32; 12, 22; Mc., 9, 16; Lc., 11, 14) sourd-muet (Mc., 7, 32; 9, 24), muet et aveugle (Mt., 12, 22), « lunatique » (Mt., 17, 15); il provoque des crises d'agitation convulsive (Mc., 1, 26; Lc., 4, 35; surtout Mc., 9, 18-20 et parall., cités ci-dessus). Tous ces phénomènes morbides sont au point de vue médical en liaison étroite avec un état maladif du système nerveux. On voit poindre la tentation, pour le psychiatre, d'isoler ces phénomènes, de ne vouloir baser son jugement que sur eux et de tenter de conclure que sous le nom de possédés, l'Évangile ne nous présente que des malades atteints de névrose. Cette fois le problème des possessions diaboliques se trouve posé dans toute son acuité.


      4. - Mais vouloir donner à ce problème une solution purement médicale n'est qu'un leurre. On n'expliquerait ainsi qu'une partie des faits. Comment se fait-il que ces nerveux reconnaissent et proclament le Messie? Comment leur maladie peut-elle être instantanément transférée à un troupeau d'animaux et en provoquer l'anéantissement? Comment se fait-il que le thaumaturge agisse ici uniquement en menaçant un autre être que le malade? Comment réussit-il toujours à obtenir, par une brève parole, une guérison instantanée, complète, définitive? Que l'on songe au temps qu'il faut à un psychiatre moderne, aux moyens de lente persuasion qu'il doit employer pour « guérir », quand il y réussit, ou pour améliorer l'état de santé de sa pitoyable clientèle!

      Et ces questions prennent une force nouvelle si l'on veut bien se souvenir que toutes les maladies énumérées ci-dessous: mutisme, surdité, cécité, paralysie, ayant apparemment la même cause névrotique, se retrouvent dans l'Évangile, sans aucune mention du démon, et qu'elles sont guéries par des moyens qui n'ont absolument rien de commun avec des exorcismes impérieux et menaçants ni avec des conversations où l'on parle à un interlocuteur autre que le patient. Mais il faut ici citer quelques exemples.

      Voici le sourd-muet de Mc., 7, 32-35 (le texte grec dit un « sourd-bègue », ce qui indique mieux encore le caractère nerveux du mal). Jésus « l'ayant pris à part à l'écart de la foule, lui mit ses doigts dans les oreilles, lui toucha la langue avec sa propre salive et levant les yeux vers le ciel il soupira et lui dit: Epphata, c'est-à-dire: Ouvre-toi. Et ses oreilles s'ouvrirent et le lien de sa langue fut délié et il parlait correctement. » Pas de mention du démon, pas de menace: quelques gestes symboliques avec un mot qui exprime leur sens: c'est la guérison miraculeuse d'une maladie nerveuse, non l'expulsion d'un démon.

      Tout le monde connaît la guérison à distance du serviteur paralytique d'un centurion de Capharnaum qui se déclarait indigne de recevoir Jésus dans sa demeure (Mt., 8, 5-13; Lc., 7, 1-10), ainsi que celle du paralytique que de complaisants amis, ayant pratiqué une ouverture au toit de la maison où Jésus enseignait, firent descendre sur son brancard aux pieds même de Jésus et que le Maître guérit d'un mot pour bien établir que « le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés » (Mc., 2, 1-12 et parall.). Pas de menaces, pas d'exorcismes, mais des paroles pleines de bonté adressées au centurion ou au paralytique, sans que le mal soit impureté à la malfaisance d'un démon.

      Et voici encore la guérison d'un aveugle
(Il n'est pas certain que la cécité ait eu, dans ce miraculé, une cause nerveuse, à la différence du possédé muet et aveugle (Mt., 12, 22) dont nous avons fait état (page précédente). Le rapprochement montre du moins que la cécité, quelle que soit sa cause immédiate, nerveuse ou non, est tenue par Jésus tantôt pour une maladie qu'il guérit sans exorcisme, tantôt pour le résultat d'une possession à laquelle il met fin en expulsant un démon.) , que nous présente saint Marc dans le récit suivant (8, 22-26): « A Bethsaïde, on amène à Jésus un aveugle et on le prie de le toucher. Et ayant pris la main de l'aveugle, il le conduisit hors du bourg. Et après lui avoir mis de la salive sur les yeux et lui avoir imposé les mains, il lui demandait: Vois-tu quelque chose? Et ayant commencé à voir, il disait: Je vois les hommes; car je les aperçois semblables à des arbres qui marcheraient. Ensuite il lui impose de nouveau les mains sur les yeux et il vit distinctement. Et il fut rétabli. Et il voyait tout, nettement, de loin. Et il le renvoya chez lui. » Sauf erreur, c'est ici le seul cas évangélique de guérison miraculeuse progressive, faire cependant en quelques instants, sans l'emploi des moyens longs et compliqués de la psychiatrie moderne. Mais ici encore, pas de démon, pas de menaces, pas d'injonction d'avoir à quitter la place, pas d'exorcisme.

      Il résulte de ces textes que les deux notions: maladie nerveuse et possession diabolique, ne coïncident pas exactement. L'Évangile connaît des possessions accompagnées de névroses, et des névroses à l'état pur. Pour remettre les patients dans leur état normal, les moyens employés diffèrent aussi suivant la catégorie à laquelle appartiennent les sujets. L'identification pure et simple de la possession avec une maladie nerveuse est incompatible avec l'Évangile. Après toutes ces explications et ces détours, nous pouvons enfin resserrer l'énoncé du problème réel posé par les possessions évangéliques dans la formule suivante:

      D'où vient que la possession diabolique s'accompagne toujours dans les descriptions évangéliques de signes cliniques caractéristiques d'un état anormal du système nerveux? Peut-on donner une explication, indiquer la cause de cette étrange, mais régulière concomitance?

III. PRINCIPES DE SOLUTION

      A la question ainsi précisée, la théologie mystique (s'appuyant sur la théologie dogmatique et sur la philosophie scolastique) fournit d'importants éléments de réponse, qu'il nous reste à synthétiser, en nous excusant du langage technique auquel nous devrons avoir recours.

      La philosophie scolastique distingue, en effet, dans l'âme indivisible de l'homme, deux groupes de facultés, les unes d'ordre sensible: imagination et sensibilité; les autre d'ordre intellectuel: intelligence et volonté. Quand tout est en ordre dans une âme humaine, son activité est dirigée par la volonté qui commande à l'imagination et à la sensibilité d'après les lumières qu'elle reçoit d'une raison bien informée de la vérité. Mais la raison, à son tour, n'est capable de parvenir à la vérité, dans les conditions normales de son exercice ici-bas, que si les facultés sensibles lui apportent un aliment recueilli et déjà préparé par elles. Cette interaction des facultés de l'âme s'étend jusqu'à la volonté, qui peut être influencée dans ses décisions, et même très fortement, par les attractions qu'elle subit de la part de la sensibilité: pourtant la hiérarchie subsiste, et seule la volonté décide, souverainement, de l'acte libre qu'à son gré elle pourra poser, différer ou omettre.

      Mais (toujours suivant la philosophie scolastique) c'est l'âme spirituelle dont nous venons de parler qui donne la vie au corps, qui l' « informe ». Il n'y a pas deux âmes dans l'homme, l'une qui serait spirituelle, l'autre corporelle, mais une seule. Or c'est précisément par ses facultés inférieures, par la sensibilité, que l'âme immatérielle exerce son emprise sur le corps. Dans l'être unique, mais composé, qu'est un individu humain, le point de jonction est là. Aborde-t-on ce point indivisible en partant de l'âme spirituelle, on l'appellera sensibilité; l'aborde-t-on en partant de la vie corporelle, on le présentera comme le mouvement vital propre au système nerveux. Cette union très étroite du système nerveux, qui appartient au corps, et de la sensibilité, qui est une faculté de l'âme, permet la transmission des ordres de la volonté au corps et à ses mouvements: c'est cette union que dissout la mort: c'est elle qu'affaiblissent les maladies mentales; car celles-ci se définissent comme un désordre du système nerveux, entraînant par le fait même un désordre de même importance dans la sensibilité, et aboutissant, à la limite, à la folie où la volonté trouve brisés les leviers de commande et ne contrôle plus ni la sensibilité, ni le système nerveux, abandonnés ensemble à leurs alternatives de dépression hébétée ou d'agitation furieuse.

      Or c'est précisément sur ce point d'intersection et de liaison de l'âme et du corps que les théologiens situent l'action du démon. Celui-ci, pas plus qu'aucune autre créature, ne peut agir directement sur l'intelligence ou sur la volonté: c'est là un domaine réservé strictement à la personne humaine et à Dieu son créateur (Cette doctrine est exposée ex professo par saint THOMAS, Ia, q. III, art. 1 à 4, synthétisée Ia IIae, q. 80, art. 2, rappelée fréquemment dans toute la Iia Pars, par ex. Ia IIae, q. 9, art. 6. - Elle est classique en théologie mystique; voir, par ex, SCHRAM, Theol. Mystica, t, I, § 208 à 225, et spécialement §208: Quid daemon in possessis possit, 5°. - De cette impuissance du démon, les mystiques disent avoir l'expérience vécue, par ex. sainte THÉRÈSE, Vie, ch. XVII.). Tout ce que le démon peut faire, c'est aborder indirectement ces facultés supérieures en provoquant des représentations tendancieuses dans l'imagination et des mouvements désordonnés dans l'appétit sensitif avec ébranlement correspondant du système nerveux qui est synchronisé avec la sensibilité. Il aspire ainsi à tromper l'intelligence dans ses jugements surtout pratiques et plus encore à peser sur la volonté pour la faire consentir à un acte mauvais. Tant que les choses en restent là, il y a tentation.

      Mais (avec permission de Dieu qui agit ainsi pour le plus grand bien surnaturel des âmes ou pour ne pas s'opposer à leur libre malice) les choses peuvent aller beaucoup plus loin. Le démon peut profiter du désordre qu'une maladie mentale préalable aurait introduit dans le composé humain; il peut même provoquer et amplifier ce déséquilibre fonctionnel, à la faveur duquel il s'insinue et s'installe sur ce point de moindre résistance, et là se saisir des leviers de commande, les mouvoir à son gré, réduire ainsi indirectement à une impuissance plus ou moins totale l'intelligence et surtout la volonté, qui, pour leur exercice propre, requièrent l'apport des données sensibles correctement présentées et des moyens de transmission en bon état de marche. - Telle est à grands traits la théorie de la possession diabolique élaborée par la théologie catholique. Celle-ci fait valoir encore d'autres considérations qui appuient et renforcent les explications données ci-dessus et qui seront exposées dans un autre article du présent volume. Notons seulement que si la mort et par conséquent la maladie qui la prépare ont été introduites dans le monde, c'est par « la jalousie du diable » à l'égard de nos premiers parents (Sap., 2, 24), ce qui vaut au démon le titre dont Jésus l'a stigmatisé: homicida ab initio (Jo., 8, 44). En s'attaquant, dans la possession, au point précis où se joignent, mais où peuvent être dissociés, l'âme et le corps, il est donc bien sur la ligne d'opérations qu'il a choisie dès le début pour mener la guerre contre l'humanité.

      Si tout ceci est exact, il faut en déduire avec les théologiens que toute vraie possession diabolique est accompagnée, en fait et quasi nécessairement, de troubles mentaux et nerveux produits ou amplifiés par le démon, mais dont les manifestations et les symptômes sont pratiquement et médicalement identiques à ceux que produisent les névroses. Le psychiatre pourra donc en toute liberté étudier ces symptômes, décrire ces troubles mentaux, en indiquer les causes immédiates: il est là sur son terrain. Mais il outrepasserait sa spécialité s'il prétendait au nom de sa science propre exclure a priori et dans tous les cas une cause transcendante d'où dériveraient les anomalies qu'il constate. En s'enfermant dans ses méthodes spéciales, il s'interdit à lui-même toute recherche de ce genre. Il ne trouvera jamais le démon au terme de son analyse purement médicale, pas plus que le chirurgien ne trouve l'âme au bout de son scalpel, pas plus que l'animal qui regarde son maître en colère, ne peut soupçonner le caractère moral ou immoral de ses gesticulations: cela est d'un autre ordre. Mais le médecin qui voudra rester un homme complet, surtout s'il possède les lumières de la foi, n'exclura pas à priori, et dans certains cas pourra soupçonner, derrière la maladie, la présence et l'action de quelque force occulte (dont il passera l'étude au philosophe et au théologien se guidant suivant leurs propres méthodes qu'un autre article de ce livre rappellera), et il se souviendra modestement que là où sa science médicale, examinant une femme impuissante à tenir la tête droite, n'aurait décelé qu'une paralysie partielle remontant à dix-huit ans, le regard plus pénétrant et infaillible de Jésus discernait et signalait la présence du démon exerçant sa haine sur une fille d'Abraham.

      Et nous voici revenus à l'Évangile et à ses possessions diaboliques. C'est pour en rendre compte que les théologiens catholiques ont élaboré toute la théorie rappelée ci-dessus. Aux psychologues et aux médecins de mettre au point cette esquisse en lui donnant toutes les précisions d'analyses et de formules que permettent et exigent les progrès de la science moderne. A eux aussi de dire s'il ne serait pas très profitable, pour les médecins comme pour les théologiens, au lieu de pratiquer un isolement soupçonneux les uns à l'égard des autres, d'unir leurs efforts et leurs méthodes en vue d'une interprétation vraiment adéquate de faits ressortissant à plusieurs branches complémentaires du savoir humain, tels que sont les possessions diaboliques de l'Évangile et leur guérison par Jésus.


Mgr. F. M. CATHERINET.      


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L'exorciste
devant les manifestations diaboliques


      En face des attaques du démon, l'Église n'est pas désarmée. Elle a reçu de son divin fondateur la promesse formelle que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Elle possède des armes spirituelles très efficaces. Ses apôtres ont reçu le pouvoir de chasser Satan, pour eux et leurs successeurs: l'exorcistat est un des quatre ordres mineurs conférés au futur prêtre. L'exorciste possède un double pouvoir contre la double action exercée par le démon sur les hommes: tentation et possession. Contre la première, il se sert de l'exorcisme ordinaire, dont les exorcismes du baptême sont un exemple. Contre la seconde, préternaturelle, l'Église utilise les exorcismes solennels, que le prêtre ne peut pas pratiquer à sa guise. Pour ces derniers, le pouvoir d'exorciser est lié, et seuls sont autorisés à les pratiquer sur les possédés, les prêtres spécialement députés à cet office par l'Église.

      Diverses raisons ont amené celle-ci à réserver très strictement la pratique de l'exorcisme solennel. La lutte de l'exorciste contre le démon n'est pas exempte de dangers moraux, voire même physiques pour le prêtre exorciste; l'Église ne veut ni ne peut y exposer inconsidérément ses ministres. D'autre part, il ne serait pas sans inconvénients graves d'exorciser, sur de simples apparences de possession, des malades mentaux. Au lieu de les guérir, l'exorcisme risquerait d'aggraver leur mal. Malgré la sévérité de l'Église à ce sujet, il faut regretter parfois chez certains prêtres adonnés à ce dangereux ministère, la pratique inconsidérée et imprudente de l'exorcisme.

      « L'exorcisme est une cérémonie impressionnante qui peut agir efficacement sur l'inconscient des malades; les adjurations au démon, les aspersions d'eau bénite, l'étole passée au cou du patient, les signes de croix répétés, etc., sont très capables de susciter, dans un psychisme déjà débile, la mythomanie diabolique en paroles et en actions. Si on appelle le diable, on le verra: non pas lui, mais un portrait composé d'après les idées que le malade se fait de lui. » (R. P. DE TONQUÉDEC, Les maladies nerveuses ou mentales et les manifestations diaboliques, pp. 82-83.) L'Église ne confie le soin de se mesurer au démon qu'à des prêtres que leur haute valeur morale met à l'abri de tout danger, et dont la science et le jugement mettent à même de porter sur les cas qui leur sont soumis, un jugement sûr.

      L'exorciste doit, en effet, formuler un diagnostic analogue à celui du médecin appelé auprès du malade. Comme lui, il a un remède a appliquer judicieusement. Son jugement est donc un jugement pratique d'action, dont le but n'est pas d'annoncer une vérité spéculative, comme fait l'historien ou le savant, mais une vérité pratique: « dans le cas présent, je dois exorciser », sans doute. Cette vérité pratique est formulée non par rapport à la réalité objective: - per conformitatem ad rem, mais par rapport à l'intention droite, per conformitatem ad appetitum rectum, dit saint Thomas. Mais ce jugement subjectif ne peut être formulé en l'air, en vertu d'un complexe affectif, ou de quelques préjugés courants; il suppose nécessairement un jugement objectif sur lequel il s'appuie, le jugement de conscience qui énonce une vérité spéculativo-pratique et s'énonce ainsi: « dans le cas présent des signes, sinon certains, du moins très probables de possession existant, il faut exorciser ».

      Le problème à résoudre par l'exorciste, et il était nécessaire de le souligner, doit donc éviter deux excès: d'une part, oublier qu'il a une décision pratique à prendre, et exiger la certitude spéculative de l'historien ou du savant, ce qui est certes trop demander, la certitude pratique requise par l'action ne correspondant en matière contingente qu'à la probabilité spéculative; d'autre part, oublier les conditions objectives prérequises pour que le diagnostic soit prudent.

      Benoit XIV, dans son traité de la Canonisation des Saints, dont l'autorité est incontestable, fait bien la distinction. A propos des cas de possession guéris miraculeusement par les Bien-heureux dont la cause est introduite, il exige qu'on ne s'en tienne pas à l'affirmation de l'exorciste; il exige au moins deux autres témoins (C 29). C'est donc qu'à ses yeux, le jugement de l'exorciste n'est pas de même nature que le jugement scientifique, de l'historien, nécessaire en matière de miracle.

      Nous avons estimé indispensable, au seuil de cette étude, d'insister sur cette distinction pour situer exactement le problème à résoudre, et écarter ainsi toute objection de bonne foi, venant soit de l'historien ou de l'homme de science, portée à une extrême rigueur, qui pourrait, en matière d'exorcisme, être entachée d'excès, soit de la part du croyant moyen, prêtre ou laïc, porté à juger, selon son complexe affectif, et sans une critique suffisante.

I. - In primis ne facile credat...


      Le Rituel romain donne à l'exorciste des consignes précises dont l'observation rigoureuse et judicieuse doit lui permettre de se prononcer en toute sûreté de conscience. La première est « d'abord qu'il ne croie pas facilement à la possession », « in primis ne facile credat aliquem a daemonis obsessum esse ». Donc, avant tout, méfiance! Loin de lui laisser croire qu'il a affaire à un possédé, elle l'invite expressément à critiquer soigneusement les récits qui lui sont rapportés et les manifestations dont il est témoin et qui présenteraient, de prime abord, l'apparence de la possession.

      On relève dans les actes du Synode national de Reims de 1583, cet avertissement: « Devant que le Prêtre entreprenne d'exorciser, il doit diligemment s'enquérir de la vie du possédé, de sa condition, de sa renommée, de sa santé et autres circonstances; et en doit communiquer avec quelques gens sages, prudents et bien avisés, car souventes fois les trop crédules sont trompés et souvent les mélancoliques, lunatiques et ensorcelés trompent l'exorciste, disant qu'ils sont possédés ou tourmentés du diable: lesquels toutefois, ont plus besoin de remèdes du médecin, que du ministère des exorcistes. » (Ce texte est cité par le Dr Marescot dans son très remarquable rapport de 1599 sur le cas Marthe Brossier (cf. R. P. BRUNO DE J.-M., La Belle Acadie, 436-443).

      Sage recommandation, dont l'opportunité n'est que trop évidente! Le monde ecclésiastique n'a été souvent que trop porté, en cette matière, à une crédulité naïve. Rencontre-t-il des personnes en proie à des obsession, des impulsions ou des inhibitions, en violente opposition avec leur tempérament habituel, impressionné d'autre part par l'idée dont ces malades sont trop souvent convaincus, qu'ils sont victimes d'une force étrangère et mauvaise, le voilà enclin à penser à l'action du démon, à une véritable possession. « Une personne déteste le péché, le blasphème, l'impureté, la cruauté, l'homicide, les procédés grossiers, impolis. Et elle se sent portée violemment vers tout cela. Est-ce bien elle qui s'y porte? N'est-elle point passive sous une influence étrangère? Une dame intelligente, instruite, très morale, dont le langage est celui des personnes du meilleur monde, entend perpétuellement retentir dans son cerveau une phrase de l'obscénité la plus brutale et se la répète mentalement sans relâche. Ce n'est pas elle qui l'évoque, elle subit cette évocation avec douleur et dégoût. Des personnes bien élevées et pieuses ont l'esprit hanté de propos « canailles », de formules méprisantes et ironiques, injurieuses à l'égard des êtres et des choses les plus dignes de respect. Ceci est encore relativement anodin; il y a plus grave. On rencontre des malheureux harcelés par des impulsions sexuelles (à la masturbation, à la recherche de rendez-vous amoureux, etc.), qui parfois se débattent contre elles et parfois aussi y cèdent avec une responsabilité atténuée, comme sous l'empire d'une fatalité. D'autres enfin, et ceci met le dernier trait et le plus accusé au tableau diabolique, sont poursuivis par l'idée de se donner à Satan ou de l'invoquer: ils le font parfois, souvent aussi croient simplement l'avoir fait, ou encore se demandent avec angoisse s'ils ne l'ont pas fait...

      « Inversement, il y en a qui se sentent arrêtés devant certaines actions dont ils sont anxieux de se bien acquitter. Ils se trouvent paralysés pour la prière, leurs lèvres se refusent à en articuler les mots. Un individu désire beaucoup recevoir la communion, mais à la Sainte Table, son gosier se resserre et il ne peut avaler l'hostie. Certains ne pourront même plus entrer à l'église sans éprouver une angoisse étrange, sentir leur jambes se dérober sous eux et se trouver mal. De là naîtra peut-être une aversion pour les choses religieuses qui, chez une personne foncièrement chrétienne et pieuse, étonnera, stupéfiera et donnera à penser qu'une domination infernale s'exerce sur elle.

      » Pire encore: certains malades, alors qu'ils veulent exécuter une action, font l'action contraire, opposée, discordante. Par exemple, il suffit qu'ils veuillent se recueillir pour être assaillis par les pensées les plus obscènes sur Dieu, le Christ, la Sainte Vierge, ou encore poussés à la négation des dogmes, à des révoltes, à des blasphèmes, etc. Qu'on se souvienne de ces prêtres, invinciblement portés à rendre invalides les actes les plus importants de leur ministère. Facilement on croire reconnaître ici la marque, la signature de « l'esprit qui nie », de celui qui s'oppose partout à l'oeuvre de Dieu. » (DE TONQUÉDEC, op. cit., p. 29-32).

      Pourquoi le prêtre est-il spontanément enclin, sur ces apparences, à conclure à la présence du démon? Sa formation théologique et l'exercice de son ministère le disposent déjà, à formuler instinctivement des jugements de moralité et dans l'impossibilité où il se trouve de faire porter la responsabilité morale d'actes en évidente discordance avec le caractère de leurs auteurs, il conclut à la présence d'une cause préternaturelle, là où il ne s'agit le plus souvent que d'inconscient ou d'actes dénués de liberté. Il pense: vertueux ou vicieux? Alors qu'il devrait dire: normal ou anormal?

      Plus souvent, c'est un complexe affectif qui intervient: l'attitude de beaucoup de savants incrédules qui rejettent à priori, sous la pression d'une philosophie agnostique, tout surnaturel, lui fait craindre de partager leur incrédulité s'il met en doute la présence d'esprits malfaisants à l'existence desquels la foi l'oblige à croire. Ou bien il se laisse impressionner par l'attitude opposée de médecins croyants dont la formation cartésienne leur fait faire indûment appel au sentiment, là où l'intelligence seule est compétente. Confondant, par ailleurs, merveilleux et surnaturel, il demande à la foi les solutions que, seule, la science est capable de lui fournir.

      La doctrine de l'Église le met à l'abri de cette erreur. Elle distingue nettement deux sortes de surnaturel: le surnaturel par essence, ou surnaturel proprement dit, seul objet de foi, et le surnaturel modal, ou merveilleux, objet de science.

      « On donne le nom de merveilleux aux phénomènes extérieurement vérifiables, qui peuvent suggérer l'idée, qu'ils sont dus à l'intervention extraordinaire d'une cause intelligente autre que l'homme. » (DE TONQUÉDEC, Introduction à l'étude du merveilleux, p. XIII.)

      Le phénomène merveilleux est donc un phénomène observable. Il peut, par conséquent, être soumis à un examen scientifique. Une sueur de sang, des stigmates, des manifestations diaboliques, autant de faits qui rentrent dans la catégorie des phénomènes merveilleux. Ils peuvent être observés. Au contraire, une conversion, oeuvre intérieure de la grâce, n'a rien, de soi, d'un phénomène merveilleux.

      Le phénomène merveilleux doit, en outre, suggérer l'idée d'une intervention extraordinaire, d'une intelligence autre que celle de l'homme.

      « L'aspect habituel du monde, l'ordre qui y règne, les marques de desseins suivis qui y sont empreintes peuvent déjà suggérer l'idée qu'une intelligence supérieure y agit. Mais cette action constante, commune, attendue, n'ayant rien d'exceptionnel, se trouve par là même en dehors de notre sujet. » (Ibid., p. XIV).

      Les phénomènes de la nature sont soumis aux lois naturelles et à l'activité humaine. Le merveilleux véritable sera donc ce que ni la nature, ni l'action humaine ne peut expliquer.

      Au croyant le mot de merveilleux suggère, à première vue, l'idée de miracle, peut-être de surnaturel. Les termes ne sont pourtant pas synonymes. Le mot de surnaturel est un terme théologique qui a une sens analogique: le surnaturel essentiel et le surnaturel modal. La distinction est capitale; elle domine tout le problème du merveilleux. Seul le surnaturel essentiel est le surnaturel proprement dit, le surnaturel tout court; il désigne une réalité qui dépasse la nature; il est totalement inaccessible à la science, il est naturellement inconnaissable. Son existence ne peut être connue avec certitude que par la révélation. L'étude du surnaturel essentiel est uniquement affaire de foi et de théologie. La science ne peut même pas étudier indirectement le surnaturel dans ses effets, la grâce ne supprimant pas la nature. Sans doute, elle en corrige les défaillances et la conduit à sa perfection, mais en respectant toutes les lenteurs, toutes les sinuosités de la psychologie humaine et de ses tares. C'est donc en vain qu'on a pu espérer, par la méthode des résidus, employée par les médecins du Bureau des constatations à Lourdes, appliquée à l'étude de la « dualité dans l'âme des convertis » aboutir à la conclusion qu'un tel fait empirique ne peut relever que d'une intervention transcendante: Dieu agissant dans l'âme du converti. (PENIDO, La conscience religieuse, p. 29). On l'a écrit fort justement: « C'est une chimère de vouloir démontrer l'influence de la grâce par voie purement inductive. » (J. MARÉCHAL, S. J., Études sur la psychologie des mystiques. Paris 1924, p. 253.)

      Il en va tout autrement du surnaturel modal, auquel appartient le merveilleux. Il n'est, pas comme son nom l'indique, surnaturel que dans son mode de production. Essentiellement, c'est un phénomène naturel; mais au lieu d'être réalisé conformément aux lois de la nature, il l'a été selon un mode extraordinaire. (Cf. GARRIGOU-LAGRANGE, Le sens du mystère, pp. 42 et suiv.). Ainsi la guérison subite d'une plaie, d'un os, que la nature réalise progressivement, ne s'explique que par l'intervention extraordinaire d'une cause supérieure. En elle-même, la guérison opérée n'est pas au-dessus de ce que fait la nature; celle-ci, cependant, est incapable de réaliser la reconstitution des tissus instantanément. Voilà l'extraordinaire, le surnaturel modal, le merveilleux. Il est, comme on l'indiquait, dans la définition du merveilleux, accessible à l'observation puisqu'il est un phénomène de même nature que tous les autres phénomènes sensibles. Lente ou instantanée, la reconstitution des tissus, dans une guérison, pourra être observée, enregistrée par la radiographie. La manière dont le fait merveilleux s'est produit est, lui aussi, observable. Il est également aisé de constater qu'une lésion qui, naturellement ne pouvait se guérir qu'en plusieurs semaines, ou en plusieurs mois, s'est cicatrisée brusquement. Ainsi, le fait merveilleux est observable, non seulement comme fait, il l'est également comme merveilleux, c'est-à-dire comme s'étant produit en opposition, ou en dehors des lois de la nature. Le mode surnaturel lui-même, peut donc négativement s'établir scientifiquement.

      Nous disons négativement parce que la science, dont les limites s'arrêtent à l'observable, constate seulement que le phénomène s'est produit selon un mode qui, en l'état actuel de nos connaissances (R. Dalbiez le remarque pertinemment: « La science ne peut rien dire de plus, elle ne peut se prononcer sur ses limites futures. A la métaphysique seule, il appartient d'établir que le fait étudié n'est absolument pas explicable naturellement, qu'il exige l'intervention d'une cause intelligente autre que l'homme. C'est alors que la théologie proprement dite entrera en scène et appliquera les règles de discernement des esprits pour distinguer le préternaturel divin du préternaturel démoniaque. Parfois même son intervention ne sera pas nécessaire, la question étant tranchée en faveur du préternaturel divin par des arguments purement métaphysiques » (Ét. Carmél, oct. 1938, pp. 214-215).), est naturellement inexplicable. La science a pour mission d'expliquer les phénomènes qu'elle observe; elle réussit ou ne réussit pas.

      L'explication positive du merveilleux échappe aux prises de la science. La parole est dès lors au philosophe et au théologien. Le philosophe, s'il n'est pas positiviste ou agnostique, sait que Dieu est la cause première de toutes choses. Si certains faits merveilleux exigent l'intervention extraordinaire, non seulement d'une intelligence supérieure, mais celle de l'intelligence Divine, parce que le fait observé dépasse la puissance de tout être créé ou créable, par exemple la résurrection d'un mort, ou une guérison impliquant production ex nihilio de chair ou d'os, le philosophe pourra conclure au miracle. D'autres fois, cependant, des phénomènes admis par la science comme authentiquement merveilleux peuvent s'expliquer sans le recours à la cause première, le philosophe devra céder la place au théologien, à qui il incombera de dire si l'intervention est due à un ange ou à un démon: le théologien désigne les faits de ce genre sous le nom de préternaturels: c'est le merveilleux pur, tout court, et en tant que tel, distinct du miracle, qui est du merveilleux d'un ordre supérieur, nécessairement attribuable à Dieu.

      Il appartient au discernement des esprits de fixer le caractère miraculeux ou seulement merveilleux d'un phénomène que la science a déclaré inexplicable dans l'état actuel de nos connaissances. Ce problème appartient à la métaphysique. « On aura beau insister sur les virtualités secrètes de la nature physique ou psychologique et sur notre ignorance à leur égard: il y a de ce côté des bornes qu'une intelligence saine refusera obstinément de franchir. Nous ne connaissons pas les limites positives des forces naturelles, mais nous connaissons certaines limites négatives. Nous ne savons pas bien jusqu'où elles vont, nous croyons pouvoir affirmer qu'elles ne vont point ici ou là. En combinant de l'oxygène et de l'hydrogène, on n'obtiendra jamais du chlore; en semant du blé, on n'obtiendra jamais des roses; de même une parole humaine ne suffira jamais par elle-même à calmer les tempêtes ou à ressusciter les morts. Contre cela, il n'y a pas de possibilité, même négative, qui tienne, pas de « peut-être », si en l'air qu'on le suppose, qui puisse subsister. Si quelqu'un, en semant du blé, croit que peut-être des rosiers vont sortir de ces graines... c'est un anormal. » (DE TONQUÉDEC, op. cit., p. 230).

      Il y a trois sortes de faits inexplicables naturellement qui, dépassant l'ordre de toute nature créée ou créable, exigent l'intervention divine: ce sont les miracles.

      A la première appartiennent les faits dont la substance même dépasse la nature: celle-ci ne peut les réaliser d'aucune manière (nullo modo); c'est le cas de la glorification des corps humains. La gloire céleste étant d'ordre surnaturel, il serait contradictoire qu'une nature créée ou créable puisse réaliser la glorification d'un corps créé. De même, le passage d'un corps à travers un autre, ces corps étant naturellement impénétrables.

      La seconde catégorie de miracles comprend les faits que la nature ne peut réaliser dans telle matière déterminée: ressusciter un mort, rendre la vue à un aveugle à qui manque l'organe. La nature peut, certes, engendrer la vie ou donner la vue; mais elle est totalement impuissante à rendre la vie à un mort: la vie ne quitte le corps vivant qu'en raison de l'incapacité où celui-ci est de la conserver. Il est donc naturellement inapte à la recevoir de nouveau. Dieu seul peut la lui rendre, parce que seul, il a la puissance de réadapter un tel corps à recevoir l'âme qui l'a quitté. L'aveugle, à qui manque l'organe de la vue, ne peut voir que si Dieu lui octroie un organe que la nature, en dehors de la génération, ne peut lui donner.

      A la troisième catégorie, appartiennent les faits qui, sans être au-dessus des forces de la nature, se produisent autrement que la nature peut les accomplir. C'est le cas des guérisons subites de maladie, sans l'emploi des remèdes de la médecine; ou d'une chute abondante de pluie dans un ciel sans nuage, à la seule prière d'un thaumaturge. Cette troisième espèce de miracles peut se faire de deux manières, selon qu'ils se produisent contre ou en dehors des lois normales de la nature. Contre la nature, quand le miracle a eu lieu contre les propriétés naturelles des corps. Par nature, le feu brûle les corps qu'il atteint. Dans le miracle des trois enfants jetés dans la fournaise, le feu, bien qu'ayant gardé sa puissance combustive, - puisque les soldats chargés de les y jeter furent brûlés vifs, - laisse indemnes les enfants. D'autres fois, le fait est miraculeux, quoique réalisable naturellement, parce qu'il s'est produit en l'absence des instruments nécessaires pour le produire naturellement ou instantanément, alors que la nature l'opère que lentement et progressivement. C'est le cas des guérisons subites de maladies ou de blessures qui ne peuvent naturellement s'opérer que lentement et progressivement. On dit alors que le fait a eu lieu en dehors des lois normales de la nature. (Saint Thomas a donné deux classifications différentes concordantes des miracles, mais non pas une à une, comme trop souvent les manuels le disent assez inexactement. La première classification se trouve dans la Somme Théologique I q. 105 a. 8; la seconde est du de Potentia VI, a. 2, ad. 3. Voici comment il faut les juxtaposer.

S. T. 105 art. 8

De Potentia VI, a. 2 ad 3.



Trois
sortes de
miracles
{ 1. Quand à la substance du fait
{ 2. Quant à la matière dans lequel
{      il s'est produit.
{
{ 3. Quand au mode et à l'ordre
{      dans lequel il est produit


}
} 1. Au-dessus des forces de la nature.
}

{ 2. Contre les forces de la nature
{ 3. En dehors des forces de la nature



).

      Ces faits, proprement miraculeux, il appartient à la métaphysique d'en déterminer.

      Devant d'autres faits reconnus par la science comme inexplicables naturellement, la métaphysique restera muette, ces faits n'apparaissant pas au-dessus des forces créées ou créables. Le discernement des esprits ne sera pas pour autant désarmé. S'ils émanent d'une intelligence créée, celle-ci ne peut-être - puisqu'il s'agit de faits vraiment présurnaturels - que démoniaque ou angélique. A quels signes distinguer le doigt de Dieu agissant par ses anges, de la griffe du malin? Saint Thomas en donne quatre. « D'abord, l'efficacité de la vertu qui opère: les bons esprits, agissant par la puissance divine, peuvent opérer des prodiges durables; au contraire, les prodiges du démon durent peu. Ensuite l'utilité des prodiges: opérés par les esprits malins, ils sont futiles ou mauvais... Troisièmement, le but: Les prodiges des bons esprits ont pour but l'édification de la foi et des bonnes moeurs; ceux des esprits maléfiques sont nuisibles à la foi et à l'honnêteté. Enfin, le mode: les esprits bons opèrent les prodiges en invoquant le nom de Dieu avec fierté; les esprits malfaisants usent de moyens pervers et honteux. » (II Sent: art. 7, quest. 3, a. 1, ad. 2e; cf. I-II, quest. II, art. 4, ad. 2e.).

      Ces signes, pour avoir une valeur probante, doivent être maniés avec prudence. Le démon peut parfois, en effet, opérer des prodiges durables (Cf. Textes de l'Écriture pour la fin du monde.) et bons, pour ensuite mieux tromper. Il ne faudrait donc pas, sur le simple signe de la durée et de la bonté conclure trop facilement à l'origine angélique d'un cas; c'est l'ensemble concordant des signes qui pourraient permettre de donner une conclusion solide, en faveur d'une intervention angélique. En cas de signes discordants au contraire, ou si tous les signes diaboliques sont réunis, il faudrait sans hésiter conclure à l'action du démon.

      Ajoutons une remarque, qui nous paraît très importante. Il semble que dans l'économie actuelle du monde, Dieu n'agit plus, d'une manière préternaturelle, que sous forme de miracles, pour lesquels il ne se sert pas des Anges, mais des hommes et des saints du ciel. sous l'ancienne Loi, il utilisait les Anges, par exemple dans l'histoire du jeune Tobie; il paraît sous la Loi de Grâce, les avoir réservés pour être des instruments de grâce, abandonnant le merveilleux au démon.

      Dernière remarque. Le surnaturel modal - merveilleux ou miracle - tel que nous venons de le distinguer du surnaturel proprement dit ou essentiel, s'en distingue encore par un point sur lequel il est naturel d'insister, pour éviter une erreur très fréquente chez les théologiens. Ceux-ci, habitués à l'étude du surnaturel essentiel, qui ne détruit pas par nature, mais la perfectionne, oublient souvent, lorsqu'ils traitent du merveilleux, que celui-ci comporte nécessairement l'élimination de l'explication naturelle. Parler d'un phénomène ayant une explication naturelle, mais dont on admet le caractère merveilleux, parce qu'une explication surnaturelle du même fait serait jugée meilleure, est un pur non-sens.

      Se laisser impressionner par la peur, si on adopte une attitude de grande réserve avant tout examen d'un fait démoniaque, de manquer aux exigences de la foi est donc une erreur grossière. C'est, comme on dit en langage philosophique, passe d'un genre à l'autre; c'est commettre un pur sophisme.


II. - Nota habeat signa...


      Une fois écarté ce préjugé courant dans le monde catholique, voire dans le monde ecclésiastique, contre lequel une science théologique véritable et judicieusement utilisée devrait prémunir, voici l'exorciste à pied d'oeuvre pour commencer l'examen du cas offert à son ministère. Dans quel esprit l'aborde-t-il? Quelle méthode adopte-t-il pour le résoudre? L'Église profère à ce sujet un second principe: nota habeat ea signa quibus obessus dignoscitur ab iis qui vel atrabile, vel morbo aliquo laborant. Que l'exorciste sache quels signes distinguent le possédé des sujets que travaille la mélancolie, ou quelque autre maladie. »

      Parmi les manifestations démoniaques qui font penser à la possession, un certain nombre relèvent manifestement de maladies nerveuses ou mentales. Elles appartiennent à la science psychiatrique ou à la neurologie et non au ministère religieux de l'exorciste.

      Il s'agit d'en établir le diagnostic précis, diagnostic parfois malaisé du fait de l'intrication possible des causes morbides avec la possession réelle. Comment l'établir? Une connaissance élémentaire des différentes maladies mentales ou nerveuses ne suffit pas pour établir un diagnostic sûr. Certains ont des préventions contre les examens scientifiques. Qu'ils soient nécessaires pour établir, par exemple dans un procès de béatification, si le saint dont on examine la cause a réellement chassé miraculeusement le démon du corps du possédé, c'est l'évidence même, mais que pour faire un diagnostic, simplement thérapeutique, il faille employer des procédés scientifiques, n'est-ce pas une exigence excessive?

      Il est certain qu'on ne peut assimiler purement et simplement le cas de l'exorciste à celui de l'enquêteur chargé d'établir le caractère miraculeux de la délivrance d'un possédé par un thaumaturge. Le cas de l'exorciste doit être assimilé à celui du médecin chargé de soigner un malade: il doit porter un jugement pratique. Tandis que le cas de l'enquêteur des procès de canonisation est celui du psychologue ou du savant qui doit établir critiquement une vérité spéculative. S'il y a, pour le médecin des cas ou un examen sommaire suffit à faire un diagnostic sûr, il en est beaucoup d'autres où il doit, sous peine de verser dans des erreurs préjudiciables à son patient, avoir recours à des méthodes et à des instruments scientifiques. Ceux-ci ont de plus en plus acquis droit de cité dans le domaine médical moderne. C'est notamment le cas des maladies mentales et nerveuses ou le recours à la compétence des spécialistes est nécessaire.

      Le diagnostic médical est, comme le diagnostic de l'exorciste, un jugement prudentiel. Or le jugement prudentiel, en quelque domaine que ce soit exige un examen spéculatif proportionné à la gravité du cas. C'est à la fois un principe de théologie morale et de bon sens.

      Or le cas des faits de possession doit être assimilé incontestablement aux cas les plus difficiles de la thérapeutique des maladies mentales, devant lesquels la médecine générale se reconnaît incompétente et passe la main aux diverses spécialités.

      Mais à la différence du médecin de médecine générale, l'exorciste n'abandonnera pas purement et simplement le patient au spécialiste. Il n'oublie pas, en effet, que l'examen scientifique par le psychiatre ou le neurologue, pour indispensable qu'il soit, ne suffit pas. Celui-ci, attentif aux signes qui lui permettront de diagnostiquer la présence de la maladie relevant de sa spécialité, sera enclin à négliger tout ce qui lui est étranger. L'exorciste devra donc compléter l'examen psychiatrique ou neurologique par un autre examen destiné à contrôler, non la valeur médicale de l'examen du psychiatre ou du neurologue, mais si le diagnostic résoud entièrement ou partiellement seulement le cas en présence. Il ne s'agit aucunement, cela va de soi, de superposer à une explication naturelle du cas, une explication préternaturelle: le principe d'économie, cela va sans dire, conserve ici tous ses droits. Le but de l'enquête de l'exorciste est de ne laisser en dehors de l'examen aucune des manifestations présentées par le comportement du sujet.

      Cet examen critique devra; de la part de l'exorciste, être conduit avec la même objectivité, la même rigueur que l'examen du médecin. Autrement comment pourrait-il prétendre le trouver, sur l'un ou l'autre point, insuffisant ou incomplet?

      Pour mener à bien cet examen, il faut à l'exorciste une compétence scientifique spéciale que ne suffit à lui donner ni sa formation théologique, ni la pratique du ministère. Il devra notamment être attentif à éviter une fausse application de sa science théologique; habitué à raisonner en théologien il est porté à expliquer les faits par les causes éloignées, universelles, abstraites, inobservables; ses diagnostics sont d'ordre moral; il lui suffit, lorsqu'il n'a pas de motifs de mettre en doute la moralité du témoin, d'avoir son affirmation pour conclure qu'il n'a pas voulu tromper. Il s'agit ici d'autre chose: d'abord d'établir l'exactitude historique des faits; pour cela, la critique du témoin ne suffira pas, c'est la critique objective du témoignage qui est nécessaire. Ensuite, il faudra éliminer l'explication naturelle, singulière, immédiate, observable de la manifestation présumée diabolique.

      Il devra aussi faire abstraction du jugement, qui impressionne toujours, de l'entourage du patient. Le R. P. de Tonquédec cite le cas d'un jeune homme nullement possédé, mais malade, que le clergé de sa paroisse est unanime à considérer comme un possédé. Ne pas oublier que si le médecin est qualifié pour diagnostiquer une maladie, il n'a aucune compétence pour affirmer la possession. Benoît XIV remarque que: « Multi dicuntur obsessi, qui revera obsessi non sunt, quia Medici ipsi nonullos dicunt obsessos qui obsessi non sunt. » Et il cite Valletius qui déclare à son tour: « Purimi eorum qui daemonis opinione ad Exorcitas deferuntur, daemonem non habere » (chap. 29).

      Dans cet examen, l'exorciste devra être observateur: avoir des yeux pour voir. On est naturellement plus ou moins observateur: affaire de tempérament. Mais autre est l'observation ordinaire, courante, empirique et l'observation scientifique. La première se fait au hasard, sans méthode: souvent des détails significatifs lui échappent, elle en retient par contre une foule d'autres, sans intérêt, pour le savant. La seconde, au contraire, est méthodique, rigoureuse, et orientée vers l'explication des faits. Elle exige l'habitude de l'observation des règles, des instruments. Cette observation, il sera bon que l'exorciste la fasse avec un psychiatre ou un neurologue. C'est alors qu'il devra être attentif à retenir les signes que celui-ci pourrait laisser de côté, parce qu'ils ne lui semblent pas intéressants pour sa spécialité. Comme en cette matière, histoire, médecine, neurologie, psychologie, psychiatrie, se donnent rendez-vous et ont leur mot à dire, il sera nécessaire de faire appel aux compétences particulières fournies par la connaissance de ces différentes disciplines. Quelles que soient ses connaissances médicales, - et il est indispensable que l'exorciste en ait de très approfondies - il ne peut se dispenser du recours à des spécialistes sans courir le risque de confondre maladie et possession.

      Un certain nombre de traits sont, en effet, communs à la névrose, notamment à la psychasténie, l'hystérie et certaines formes d'épilepsie, et à la possession véritable: dédoublement au moins partiel de la personnalité, avec manifestations mauvaises, en désaccord avec le caractère du sujet. D'autres névroses donnent au malade ou à son entourage l'occasion de penser à la possession. « Un émotif, par exemple, à la suite d'une menace de vengeance ou d'une malédiction, se trouvera bouleversé moralement et physiquement. Sa situation sociale pourra se ressentir du choc: il perdra une place, plusieurs places successives, qu'il est devenu incapable de remplir. Désormais, le malheur s'acharne sur lui.

      ... Pareillement, le neurasthénique songeur et inquiet se penchera volontiers sur l'obscurité du destin, sur le mystère du monde: il éprouvera l'attrait, la fascination de ces abîmes, et il croira peut-être discerner sous leur ombre le jeu des puissances perfides tournées contre lui. » (DE TONQUÉDEC, Les maladies nerveuses, p. 23).

      Ces traits impressionnent à vrai dire toujours; l'exorciste doit se garder de se laisser influencer par eux. En aucun cas, ils ne sont spécifiques de la possession. Aussi le théologien Thyrée, qui écrivait, avant la fin du XVIè siècle, un ouvrage qui traite ex professo de la matière, et que cite avec faveur Benoît XIV, rejette-t-il douze parmi les signes de possession, comme n'étant pas de vrais signes, malgré l'opinion de quelques-uns: ils se rencontrent presque tous dans des névroses. Le premier de ces signes: « l'aveu de quelques-uns qui sont intimement persuadés d'être possédés », relève ou de l'obsession ou de l'hystérie. « La plasticité, la malléabilité, mentale et physique anormale de l'hystérique le rend susceptible de recevoir dans son esprit, ses attitudes, ses actions, son organisme même, l'empreinte d'une idée, d'une image forte et dominatrice. Que ce soit l'idée du démon, de son pouvoir, de ses invasions possibles dans la personnalité humaine qui s'imprime de la sorte en lui: il va « faire le diable », comme il eût fait sous des suggestions différentes n'importe quel autre personnage; il va se comporter en « suppôt de Satan » (Ibid., p. 82). D'autres fois cette persuasion relèvera de la psychasthénie, et trop souvent l'entourage l'entretiendra. Il suffira même de sortir les maladies de leur milieu habituel pour les débarrasser de leur démon. » « La conduite, quelque perverse soit-elle, des moeurs sauvages et grossières » sont pareillement considérées à bon droit par le même auteur comme n'ayant aucune signification diabolique. Chez l'hystérique, qui se comporte en suppôt de Satan, apparaîtront l'horreur des choses religieuses, le goût du mal, les paroles grossières, les attitudes dévergondées, les agitations violentes, etc. (ibid., p. 82) » Dans certains états apparentés à l'épilepsie on rencontre par instants, un besoin, un prurit de faire le mal, de s'y plonger, de s'y vautrer. « Ce mal est celui qui répugne le plus aux sentiments explicites du sujet: blasphèmes grossiers, révolte contre Dieu, insultes aux prêtres, aux personnes religieuses, brutalités frénétiques, impuretés même devant témoin, sacrilèges, brutalités frénétiques, impuretés même devant témoin, sacrilèges accompagnés de raffinements sadiques. (Ibid., p. 47) » « J'ai trouvé, poursuit le P. de Tonquédec, à qui nous empruntons ces détails, des jeunes filles qui crachaient la Sainte Hostie après l'avoir reçue, ou la conservaient pour la profaner indignement, des individus qui souillaient des crucifix, piétinaient des chapelets, etc. »

      Thyrée écarte à un aussi juste titre le sommeil lourd et prolongé. Il peut être une des ruses du démon, mais aussi un des signes de l'épilepsie. De même les maladies incurables par l'art des médecins n'ont rien de commun avec la possession. On sait trop les limites de la science médicale, surtout dans le domaine des maladies mentales, malgré ses immenses progrès, pour avoir besoin de recourir au démon pour expliquer l'incurabilité de certaines maladies. Quant aux douleurs d'entrailles qui donnent aux malades l'impression de possession physique, le diagnostic en est facile; il s'agit d'un délire analogue à celui que la pathologie mentale désigne sous le nom de zoopathie, ou croyance à la présence d'un animal dans les viscères. Il existe aussi un délire d'incubat qui a son origine dans des sensations anormales ou des hallucinations localisées dans les organes génitaux. « Dans tous les cas parvenus à notre connaissance, déclare le P. de Tonquédec, ces causes pathologiques expliquent de façon très satisfaisantes les affirmations des patients » (p. 145). On doit même dire de même, des autres signes rejetés par Thyrée. Attribuer au démon la très mauvaise habitude de certaines gens, d'avoir toujours le diable à la bouche; croire possédés ceux qui renoncent au vrai Dieu, se consacrent tout entiers au démon, ou « ceux qui ne sont nulle part en sûreté, se sentant partout molestés par les esprits, ou encore ceux qui, fatigués de la vie présente, attendent à leurs jours » serait d'une incroyable naïveté. Il n'est pas même nécessaire d'être malade pour contracter l'habitude de parler à tous propos sur le démon. Quant à ceux qui se consacrent au démon, on ne peut rien en tirer en faveur de la possession; il y faut la présence de signes préternaturels venant se surajouter à ce signe. Le cas de Rosalie, rapporté par le P. de Tonquédec, où aucun signe vraiment préternaturel n'est apparu, peut s'expliquer de la façon la plus naturelle: « Cette mise en scène dramatique, cette tragédie où le rôle du démon est tenu avec tant de perfection, ne dépasse certainement pas, conclut-il, les capacités de l'hystérie » (p. 86).


III. - « Signa autem obsidentis daemonis sunt...


      Le Rituel romain indique trois signes spécifiques de la possession: « signa autem obsidentis daemonis sunt: ignota ligna loqui pluribus verbis, vel loquentem intelligere; distantia et occulta patefacere; vires supra aetatis seu conditionis naturam ostendere ». Usage ou intelligence d'une langue inconnue; connaissances de faits distants ou cachés, manifestation de force physique dépassant l'âge ou la condition du sujet. Le rituel ne considère pas cette énumération comme exhaustive, il ajoute: « et alia id genus, quae cum plurima occurrunt, majora sunt indicia ».

      Occupons-nous des trois signes énumérés: il méritent qu'on s'y arrête. Les données de la métapsychique posent des problèmes qui compliquent singulièrement la question. L'application des méthodes scientifiques, qu'est la métapsychique, aux faits d'apparence merveilleuse ne permet pas, de nos jours, d'utiliser aussi facilement qu'aux siècles passés les critères de possession. On tend de plus en plus, actuellement, non seulement dans le monde scientifique, mais aussi dans le monde des théologiens, à admettre la réalité et le caractère purement naturel de la télépathie. Comme le souligne très justement M. R. Dalbiez, cette façon de voir n'est pas seulement défendue par des auteurs d'avant-garde, on la trouve dans des manuels à l'usage des séminaires, comme par exemple, l'excellent Cursus philosophiae du P. Boyer S. J. Cet auteur considère la thèse de la réalité et du caractère naturel de la télépathie comme assez probable: quod satis probabile nobis videtur (R. DALBIEZ, Ét. Carm. Octobre 1938, p. 227). De même la radiesthésie. Personne n'aura recours au démon pour expliquer les découvertes à distance faites par le radiesthésiste à l'aide d'une baguette, d'un pendule, ou même sans instruments. Il est donc nécessaire d'instituer une critique minutieuse du critère psychique: distantia et occulta patefacere.

      De même s'il s'agit d'un « critère physique: vires supra aetatis seu conditionis naturam ostendere, la formule est assez vague. Autrefois on aurait sûrement considéré l'action à distance, le déplacement d'objets sans contact apparent, comme un fait d'ordre préternaturel, requérant l'intervention des esprits. Nous sommes obligés d'être plus réservés (Op. cit., p. 229) ». Y a-t-il cependant assez d'indices pour supposer, comme le pense M. R. Dalbiez, que ce phénomène curieux serait parfaitement naturel? Sans aller jusqu'à dire avec lui, que les critères physiques paraissent d'assez faible valeur, il est certain que la question des « critères de possession » a besoin d'une mise au point.

      Parlons d'abord du critère de la xénoglossie, du fait de parler une langue non apprise. S'il est rigoureusement constaté, il garde sa valeur probante.

      « Il convient d'abord d'examiner le cas, ou il y a simplement cryptomnésie, réapparitions de souvenirs linguistiques. Dans la vraie xénoglossie, il y a élaboration dans une langue inconnue du sujet d'une réponse intelligente et inédite à la question posée (R. DALBIEZ, ibid., op. cit.) ». A quelles conditions la xénoglossie sera-t-elle rigoureusement constatée? Selon M. Dalbiez, « si comme c'est le plus souvent le cas, un membre de l'auditoire ou l'interrogateur connaît la langue en question, la xénoglossie n'est pas démontrable, car on peut supposer qu'il élabore inconsciemment la réponse et que par lecture de pensée, le sujet s'en empare. Pour la même raison, le fait, pour le sujet, de comprendre un ordre ou une question dans une langue inconnue de lui mais connue de l'expérimentateur n'es pas probant: il peut encore s'agir de simple lecture de pensée. Le seul cas probant est celui ou le sujet élabore dans une langue inconnue de lui et des assistants une série de réponses intelligentes et adaptées qui sont traduites ultérieurement par un expert. En pareil cas, la simple connaissance à distance d'objets physiques ou psychiques est exclue, les réponses ne peuvent être lues dans aucun livre ou aucun esprit puisqu'elles n'existent pas. Les partisans irréductibles d'une explication naturelle n'ont plus que le choix entre deux hypothèses. Un ancêtre du sujet aurait parlé la langue en question et le sujet aurait hérité dans son inconscient de ce savoir: c'est très invraisemblable. Le sujet puise les éléments de la langue dans des grammaires ou des cervaux: c'est également invraisemblable, étant donné que la structure d'une langue est une abstraction. (R. DALBIEZ, op. cit., p. 230). »

      Nous admettons volontiers la force probante du dernier cas cité par M. Dalbiez. N'est-il pas cependant trop sévère dans l'hypothèse où un des membres de l'auditoire ou l'interrogateur connaît la langue inconnue du sujet? Nous hésiterions à nous séparer de l'éminent philosophe, s'il ne donnait lui-même ses remarques comme de simples suggestions très incomplètes auxquelles il ne prétend pas donner de valeur définitive. Nous proposons à la sagacité des lecteurs des Études Carmélitaines quelques réflexions complémentaires susceptibles d'éclairer le problème de la valeur probante des critères de possession.

      La critique des critères de possession doit tenir fermement le principe d'économie, c'est-à-dire ne pas faire appel à une explication préternaturelle, si une explication naturelle suffit à expliquer le fait prétendu merveilleux. Mais on ne fait pas jouer correctement le principe scientifique en lui donnant un sens métaphysique qu'il ne peut avoir. Il ne suffit pas, au nom du principe d'économie, qu'il y ait possibilité métaphysique d'explication naturelle pour rejeter le caractère merveilleux d'un cas. Il faut établir, qu'en fait, l'explication naturelle est vraisemblable.

      Dans les cas rejetés par M. Dalbiez, où il estime que la lecture de pensée a pu jouer, il semble qu'on peut raisonner ainsi: la lecture de pensée est un fait rare qui suppose un don spécial. Le patient, s'il possède le don de lecture de pensée, le possède de naissance ou l'a acquis. Dans l'un et l'autre cas, il doit être possible d'établir son existence. S'il le possède de naissance, il est invraisemblable qu'il ne s'en soit jamais servi. Il serait donc inouï - et purement gratuit - de penser qu'il le possède, s'il n'en a jamais fait usage jusqu'ici. Et s'il l'a acquis, son entourage habituel ne peut ignorer au moins certains essais, grâce auxquels il est parvenu à l'acquérir. S'il est avéré que jamais le patient n'a manifesté le don de lecture de pensée, on ne peut y faire appel pour expliquer la connaissance qu'il manifeste de langues étrangères qu'il n'a jamais apprises. Si l'enquête reste indécise, aucune conclusion ne pourra être tirée, ayant un caractère scientifique; mais n'est-il pas évident que l'exorciste pourra prudemment considérer être en présence d'un possédé?

      Ne peut-on raisonner de même au sujet de l'action à distance ou du déplacement d'objets sans contact apparent? Même si l'on suppose l'action d'un fluide que possède tout être humain, il faut, pour pouvoir l'utiliser efficacement, l'acquisition d'une certaine technique, comme c'est le cas pour la radiesthésie. Mais cette technique ne s'acquiert pas d'un seul coup. On ne peut donc faire appel à cette explication que si l'on a pu en établir l'existence. S'il s'agit de lévitation, même s'il peut en exister une explication naturelle, possible, il faut établir que cette explication dans le cas en litige, s'impose. En voici un où, si le fait correspond exactement au récit qui en est donné, cette explication est impossible. (Nous ne nous prononçons pas sur l'authenticité du fait, mais s'il s'est réellement passé comme il est reporté, nous n'hésitons pas à le déclarer vraiment préternaturel). Il s'agit d'un cas de possession où le patient est transporté au plafond contrairement à toutes les lois de la pesanteur, au commandement de l'exorciste. Mais laissons la parole au missionnaire qui fut témoin du fait.

      Mgr Waffelaert (Possession diabolique, Dict. apol. de d'Alès.) cite une lettre d'un missionnaire relatant un cas de possession dont il fut le témoin: « Je m'avisai, dans un exorcisme, de commander au démon, en latin, de transporter (le possédé) au plancher de l'église, les pieds les premiers et la tête en bas. Aussitôt son corps devint raide, et comme s'il eût été impotent de tous ses membres, il fut traîné du milieu de l'église à une colonne et là, les pieds joints et le dos collé à la colonne, sans s'aider de ses mains, il fut transporté en un clin d'oeil au plancher, comme un poids qui serait attiré d'en haut avec violence, sans qu'il parût qu'il agît. Suspendu au plancher, les pieds collés, et la tête en bas; ... je le tins plus d'une demi-heure en l'air, et n'ayant pas eu assez de constance pour l'y tenir plus longtemps, tant j'étais effrayé moi-même de ce que je voyais, je lui ordonnai de le rendre à mes pieds sans lui faire de mal... Il me le rejeta sur-le-champ comme un paquet de linge sale sans l'incommoder. » De ce fait, s'il est exact, - à la critique historique d'en décider - aucune cause naturelle ne pourra donner l'explication. A supposer même que la lévitation soit naturellement possible, dans le cas présent cette explication naturelle ne peut jouer. Ni le missionnaire au commandement de qui le patient obéissait, ni le patient qui exécutait les ordres, seules causes naturelles possibles, ne peuvent être invoquées. Aucun homme, s'il n'est doué d'une puissance dépassant les forces ordinaires de la nature humaine, ne peut réaliser ce prodige. Le jeu de ces forces extraordinaires doit, non être supposé, mais prouvé.

      En y reconnaissant la patte du démon, on ne suppose pas gratuitement la présence d'une force préternaturelle. Un fait certain établi, s'il est inexplicable naturellement, même en faisant appel à une puissance extraordinaire, force est de se tourner, pour expliquer le fait, qui n'existe pas sans cause, vers une cause préternaturelle. L'existence de cette cause n'est pas supposée, elle est rigoureusement établie. Cette preuve n'est pas affaire du savant, mais du métaphysicien et du théologien. Le savant ne peut la rejeter, au nom de la science, qui n'a pas à en connaître, il doit passer la main au métaphysicien ou au théologien. Ceux-ci, armés des lumières propres de leur science, savent qu'au dessus de l'homme, il existe un autre être, Dieu, dont le pouvoir dépasse les puissances de toute nature créée ou créable. Le théologien, au surplus, grâce à la révélation, sait qu'au dessus de l'homme, mais en dessous de Dieu, existent des créatures purement spirituelles, les anges et les démons. Ils ont pouvoir sur les corps; leur intelligence est plus pénétrante que celle de l'homme; non liés à l'espace, ils peuvent se transporter instantanément à des endroits très distants les uns des autres. Les seules limites à leur savoir sont la connaissance des événements futurs libres imprévisibles, et les secrets du coeur humain, dans la mesure du moins ou ceux-ci ne paraissent pas extérieurement. Plus sagaces que nous, ils savent pourtant interpréter les moindres signes de nos pensées.

      Devant l'impuissance de la science à expliquer naturellement un fait, le théologien est donc autorisé à conclure, grâce aux lumières de la science théologique, s'il s'agit d'un cas de connaissance de l'avenir, que Dieu seul en est l'auteur; dans le cas d'une connaissance à distance, de xénoglossie, ou de lévitation, à la présence d'un ange ou du démon; si les faits déjà reconnus comme inexplicables naturellement ont une finalité mauvaise, le théologien conclura légitimement à l'intervention du démon. Cette critique, rigoureusement appliquée, les trois critères du rituel gardent aujourd'hui encore toute leur valeur.

      Nous croyons que M. R. Dalbiez est trop sévère lorsqu'il déclare que, dans l'ensemble les critères physiques lui paraissent d'assez faible valeur. Il a raison de dire qu'à leur sujet, aujourd'hui, nous sommes obligés d'être plus réservés que par le passé: mais si dans certains cas des phénomènes, jadis considérés comme préternaturels, doivent être aujourd'hui regardés comme parfaitement naturels, ce n'est pas universellement vrai; il faut établir dans chaque cas, l'existence d'un pouvoir naturel extraordinaire.

      A propos des phénomènes psychiques, une remarque très importante s'impose: les propos tenus par le malade doivent être soigneusement analysés. S'ils présentent le système d'associations d'idées, et d'habitudes logo-grammaticales du sujet dans son état normal, il faudra tenir pour suspecte la possession. Il est difficile, en effet, d'admettre, avec certains théologiens, que le démon resserré dans son action par les dispositions et les habitudes du possédé, comme l'artiste le plus habile dépend de son instrument, emprunte, comme malgré lui, les expressions habituelles du possédé, et parle plus volontiers et plus facilement la langue connue du possédé que la langue qu'emploie l'exorciste. (Cf. Mgr. SAUDRAU, Les faits extraordinaires de la vie spirituelle, 1908, pp. 344-345).

      Dans la possession véritable, l'action du démon domine, sans doute, le corps, s'empare de ses organes et se sert d'eux comme s'ils lui appartenaient en propre, actionnant le système nerveux, faisant mouvoir et gesticuler les membres, parlant par la bouche du patient - c'est même cela qui caractérise la possession - mais, comme l'a très bien souligné le P. de Tonquédec, cette emprise corporelle suppose « une doublure plus ou moins épaisse et profonde des phénomènes psychologiques correspondants. Les attitudes du possédé ne lui sont pas imposées de façon mécanique, elles procèdent d'un état mental sous-jacent mais comme extérieur à sa personnalité propre. »


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      Nous aurions pleinement atteint notre but, si les pages qui précèdent avaient suffisamment mis en relief la différence entre l'attitude critique de l'Église en face du merveilleux démoniaque, et l'attitude naïve des peuplades primitives que les esprits superficiels ou malintentionnés s'acharnent à confondre. On sait, en effet, que les peuples primitifs aimaient à faire appel aux forces cachées, étrangères à la nature, chaque fois qu'un événement surprenant venait déconcerter leur ignorance. Sans être, comme on l'a indûment prétendu, le fait d'une mentalité prélogique, cette attitude, quelque contestable qu'elle soit, n'est que l'expression d'un besoin naturel à l'esprit humain de chercher l'explication de toutes choses; ils faisaient, sans le savoir, appel au principe de causalité. Mais ils se trompaient dans l'application qu'ils faisaient du principe, lorsqu'ils plaçaient immédiatement cette cause en dehors de la nature, faute d'avoir su, ignorants les exigences scientifiques, mieux connues de nos jours, la trouver dans la nature elle-même.

      Loin d'en être restée aux procédés rudimentaires de ces peuplades primitives, l'Église a su, au contraire - et cela depuis des siècles - recommander la critique la plus sérieuse des faits offrant des apparences de merveilleux. Ceux qui, par vains préjugés ou crainte excessive de scepticisme, hésitent à appliquer à ces faits les ressources de la science, se rapprochent davantage de la crédulité naïve des peuples incultes que des recommandations de l'Église. Il faudrait, une bonne fois, qu'on sût rendre justice à sa haute sagesse. Il n'est pas un homme de science sérieux, s'il n'est doublé d'un rationaliste, adversaire, a priori, du surnaturel, qui puisse se refuser à lui rendre hommage.


F. X. MAQUART            


      Cette étude, notre ami le chanoine F.-X. Maquart l'a achevée quinze jours avant sa mort, arrivée subitement à Mézières dont en 1941 il était devenu l'archiprêtre, après dix-huit ans d'enseignement philosophique et théologique au Grand Séminaire de Reims. Ses Elementa Philosophiae ont été couronnés et recommandés par l'épiscopat français. Cet esprit clair et solide, ce Thomiste de stricte observance, toujours intrépide, a collaboré aux Études Carmélitaines dès 1932 (Le Rêve et l'Extase mystique). Il suivit fidèlement nos congrès de psychologie religieuse. Les dernières lignes qu'il nous écrivit le 7 mars 1947 sont profondément émouvantes, si l'on songe à sa toute prochaine mort : « En ce qui concerne la connaissance de l'avenir, s'il s'agit de futurs libres, ils ne peuvent être connus, dans aucun cas, d'une manière certaine : c'est métaphysiquement impossible. »


fr. BRUNO DE J. M.            


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NOTE ADDITIONNELLE PAR LE P. DE TONQUÉDEC


      Le signe du Rituel des exorcismes « lingua ignota loqui vel loquentem intelligere » peut-il être identifié à une « transmission de pensée », dans le cas où, soit l'exorciste, soit l'un des assistants connaît la langue employée?

      Pour répondre à cette question, il faut avant tout savoir de quoi l'on parle et ce que l'on met sous l'expression dont on se sert.
      Il semble d'abord évident qu'il ne saurait s'agir d'une pensée personnelle dont un étranger s'emparerait. Cela n'a aucun sens. La pensée est un acte vital qui appartient inaliénablement à un sujet. Il n'est pas absurde de croire qu'elle puisse avoir des effets qui se feront sentir hors de l'esprit générateur, mais elle-même lui reste attachée. On peut s'approprier les résultats d'une action : on ne prend pas l'action elle-même.

      La plupart de ceux qui parlent de la transmission de pensée conçoivent donc le phénomène de la façon suivante. Une pensée, une image, une phrase se forment dans un esprit, et de là elles rayonnent sur un autre esprit, où elles se reproduisent à la façon d'un écho ou d'un reflet. Ce second esprit n'est donc pour rien dans leur élaboration : son rôle se borne à les recevoir telles quelles. Il n'est même pas nécessaire qu'il comprenne le sens du message : il peut le répéter mécaniquement, en perroquet. Ainsi, pense-t-on, fait le possédé qui parle une langue inconnue de lui ou qui répond à une question posée en cette langue.

      Laissons de côté, pour un instant, cette application, qui est précisément le point à discuter. Et avouons sans ambages que beaucoup de phénomènes, qualifiés « transmission de pensée a se ramènent en effet à ce type. Donnons-en un exemple, emprunté à la très intéressante brochure de M. H. de France : Intuition provoquée et Radiesthésie (p. 48).

      A la Martinique, un propriétaire créole demande à M. de France de prospecter un terrain où il pense qu'un trésor est enfoui. Celui-ci s'exécute. « Tout à coup, dit-il, ma baguette bougea et j'indiquai avec mon bras gauche une direction. Le créole, très troublé, s'approcha alors de moi et me dit qu'il avait rêvé toute la scène qui venait de se dérouler. Dans son rêve, il avait vu un homme blanc, accompagné de plusieurs messieurs. Comme je venais de le faire, cet homme s'était détaché du groupe et avait fait de grands gestes du bras gauche pour indiquer le même emplacement... Malheureusement on ne trouva rien! J'avais été victime d'une transmission de pensée. Les histoires de trésors sont fréquentes aux Antilles, il était donc naturel qu'un indigène fût visité par un tel rêve. Quand je suis arrivé près de sa maison, il a cru que son rêve allait se réaliser; il le désirait tellement qu'inconsciemment il m'a influencé. n

      Beaucoup de phénomènes dits de « voyance » - qui d'ailleurs n'impliquent pas nécessairement une transmission de pensée - rentrent dans la même catégorie. Ce qui y est donné au voyant, n'est pas une affirmation ou une négation abstraites, telles qu'on en échange dans la conversation ordinaire; ce n'est pas un renseignement précis et intelligible par lui-même. C'est un tableau, un fragment ou des fragments, plus ou moins cohérents, de tableau, quelques images visuelles ou auditives, dont la signification reste à déterminer, et que le voyant interprète ensuite par ses facultés naturelles et d'après ses idées : d'où possibilité de maintes erreurs (La matière transmise est principalement d'ordre sensible; l'est-elle exclusivement? Quand il s'agit, par exemple, des traits de caractère d'une personne, de sa profession, etc., tout cela peut-il être rendu par des signes purement sensibles? Nous n'oserions l'affirmer.).

      Les transmissions de cette espèce ne sont d'ailleurs pas des phénomènes clairs et facilement explicables ; ils demeurent fort mystérieux et notre but ici n'est pas d'en risquer une explication quelconque. Mais nous devons remarquer que le sujet récepteur ne joue aucun rôle actif dans ces transmissions. Il peut s'y préparer, faire en lui le vide, se mettre en état de réceptivité, etc., mais ce qui lui arrive vient d'ailleurs, il le reçoit de façon toute passive.

      Or le signe démoniaque, indiqué par le Rituel, est quelque chose de fort différent. Il ne s'agit plus ici de la transmission automatique d'une réponse toute faite, écrite d'avance dans un cerveau et se reproduisant telle quelle, en écho, sans exiger d'être comprise, dans un autre cerveau. Le Rituel emploie le mot intelligere. Il parle d'une conversation intelligente entre deux interlocuteurs. L'usage d'une langue est en effet, un ensemble d'actes psychologiques conscients et volontaires, qui consiste à combiner des vocables en vue de l'expression d'une pensée déterminée. Or, pas plus dans le cas de l'exorcisme que dans celui d'une conversation ordinaire, la réponse du questionné au questionneur n'existe toute faite et unique, dans l'esprit du second. A une interrogation donnée il n'y a pas seulement une réponse unique possible; il y en a des dizaines, avec des nuances infinies. On peut refuser de répondre, alléguer une fin de non-recevoir, répondre par des insultes, des grossièretés ou des échappatoires, le prendre de haut ou cauteleusement, ironiser, plaisanter, manier l'allusion transparente, invoquer les principes qui gouvernent de plus ou moins loin la matière proposée, etc. Le Rituel prescrit de demander le nom de l'esprit possesseur : or il y en a des centaines et l'exorciste ne peut pas deviner celui qui sera employé : il sera souvent dérouté par celui qu'il entendra.

      Si les questions sont faites dans un idiome inconnu du patient - quelle que soit la langue où il énonce une réponse pertinente - à plus forte raison s'il emploie lui-même cet idiome, on avouera qu'une transmission tout automatique de pensée est ici une explication un peu courte. Indubitablement, une conversation est instituée entre deux esprits également conscients, qui comprennent ce qu'ils disent et se comprennent entre eux (La plupart du temps il n'y a comme assistant à l'exorcisme qu'une ou deux personnes fort simples, qui ne savent que leur langue maternelle.).

      (Il y aurait lieu d'opérer une discrimination semblable entre les cas de télépathie. La télépathie n'est pas nécessairement la photographie à distance de personnes, d'objets ou de scènes matérielles. Bien plus souvent, elle est le symbole - non la reproduction - d'une réalité distante dans le temps ou l'espace. Exemple : un mourant est couché dans son lit, déshabillé. Et il apparaît debout et vêtu. Seuls l'expression du visage, quelques gestes peut-être ou quelques paroles indiquent le caractère triste de l'événement. Or la confection de ce symbole est oeuvre d'intelligence; elle suppose l'activité lucide d'un esprit. Le problème est uniquement de savoir quel est cet esprit. Et c'est bien à tort que l'on croirait expliquer quelque chose en évoquant ici des « radiations » semblables à celles de la télégraphie sans fil.)


J. de T.            


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La civilisation chrétienne du XVIè siècle
devant le problème satanique


A M. le Professeur Léon-H. Halkin,
mon maître,                   
homme respectueux            
E. B.      


      A l'aube de l'Époque moderne, dans une Europe en proie à une crise religieuse et morale grave, qui connaît l'instabilité sociale et l'insécurité politique (La bibliographie relative à ces questions est immense. Nous nous contentons de renvoyer en bloc aux listes d'ouvrages mentionnés par H. PIRENNE, A. RENAUDET, E. PERROY, M. HANDELSMAN et L. HALPHEN, La fin du M. A. (Coll. Peuples et Civilisations, dir. L. HALPLHEN et P. SAGNAC), Paris, 1931 - H. PIRENNE, G. COHEN et H. FOCILLON, La civilisation occidentale au M. A. (Coll. Histoire Générale, dir. G. GLOTZ et R. COHEN), Paris, 1933. - J. CALMETTE et E. DEPEREZ, L'Europe occidentale de la fin du XIVè siècle aux guerres d'Italie (même collection), 2 vol., Paris, 1937 et 1939. - G. SCHENUERER, L'Église et la civilisation au M. A., t. III, Paris, 1938. Voir également les aperçus synthétiques relatifs aux théories politiques du bas Moyen âge, à la magie, sorcellerie et sciences connexes, à l'instruction, aux arts et aux idées de la Renaissance en Europe dans The Cambridge Medieval History, t. VIII, The close of the M. A., Cambridge, 1936. Plusieurs volumes de la collection L'Évolution de l'Humanité, dir. H. BERR, sont annoncés, qui étudieront les questions ici évoquées. Deux volumes de l'Histoire de l'Église (dir. A. FLICHE et V. MARTIN), les XVè et XVIè, traiteront également de ces questions. Parmi les ouvrages de base pour l'étude du satanisme citons: J. HANSEN, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte der Hexenwahns und der Hexenverfolgung im Mittelalter, Bonn, 1901. - Du même, Zauberwahn, Inquisition und Hexenprozess im Mittelalter und die Entstehung der grossen Hexenverfolgung, Munich, 1911. - M. A. MURRAY, The witch-cult in Western Europe, Oxford, 1921. - M. SUMMERS, The history of witchcraft and demonology, Londres, 1926. - N. PAULUS, Hexenwahn und Hexenprozess vornehmlich im XVIè Jahrhundert, Fribourg-en-Brisgau, 1910. - SOLDAN-HEPPE, Geschichte der Hexenprozesse, 2è éd. Rev. par M. BAUER, 2 vol., Munich, 1911.), l'empire fallacieux du diable s'édifie. Pendant un siècle et plus, Satan va capter les intelligences, harceler les volontés, obnubiler les esprits; il attirera à lui une foule de fidèles pour les maintenir sous son joug, souvent jusque dans la mort horrible du feu; il aura son culte avec ses initiés, ses ministres et ses pontifes; bref, l'édifice de sa religion s'élèvera au sein même de la chrétienté. Ni hérésie, ni superstition, plutôt inversion dogmatique. (La sorcellerie fut parfois considérée comme une superstition, plus souvent comme une hérésie. Pour Sprenger et Institoris (Malleus, f° 5), le sorcier est hérétique. Pour Thomas Stapleton, l'hérésie croît avec la magie et réciproquement (M. SUMMERS, op. cit., p. 46). Selon de Lancre (Tableau..., p. 539) c'est « à peine si la sorcellerie existe sans hérésie ». Zypaeus, par contre, distingue les sorciers des hérétiques (Noticia juris belgici, pp. 200-212, Anvers, 1635). D'après Tinctoris, la sorcellerie est un péché plus grave que l'hérésie, et cela pour trois raisons: 1° les hérétiques honorent Dieu au moins par la bouche, tandis que les sorciers renient Dieu; 2° les hérétiques n'ont pas communication avec le diable, les sorciers ont des rapports avec lui; 3° les hérétiques ont été abusés, les sorciers agissent par perversité (J. HANSEN, Quellen..., pp. 184-188). ).

      Les causes en sont multiples: antiféminisme issu plus sans doute d'une réalité sociale que d'un thème littéraire ou d'un préjugé religieux; malaise de la société dû à l'effondrement des anciennes fortunes foncières et à la constitution de nouvelles richesses ayant le commerce pour origine; décadence morale de l'Église traduite par une abondante littérature pamphlétaire anticléricale. A cela s'ajoute l'ignorance religieuse des masses, analphabètes dans leur quasi entièreté (Outre qu'elle subissait la négligence de ceux à qui était confié le soin des âmes, la population, surtout les masses rurales, n'avait la possibilité que d'acquérir une science religieuse embryonnaire. L'absence de culture parmi le peuple obligeait la plupart du temps à l'enseignement purement verbal. Vers le milieu du XVIè siècle, le Grand catéchisme de Canisius se répandit dans nos régions. Il y connut la vogue et fut même rendu obligatoire en 1557 par un édit de Philippe II. Dans cet ouvrage, l'exposé de la doctrine met en évidence le rôle des démons en lutte contre Dieu et cause de tous les malheurs en ce monde et en l'autre. C'est une concession accordée à la doctrine trop facile du manichéisme populaire. Selon Dieffenbach, le nom de Satan apparaît soixante-sept fois et celui du Christ soixante-trois fois. C. DIEFFENBACH, Der Zauberglaube der XVIe Jahrhundert nach den Katechismen Dr Martin Luthers und des P. Canissius, p. 7, Mayence, 1900. En outre, sur la question des catéchismes, cfr Chanoine HÉZARD, Histoire du catéchisme depuis la naissance de l'Église jusqu'au Concordat, Paris, s. d. [1900]. - J. MALOTAUX, Histoire du catéchisme dans les Pays-Bas du concile de Trente jusqu'à nos jours, Renaix, 1906.), et souvent celle de leurs pasteurs. A leur désarroi, la pullulation des sectes est un témoignage (Voyez le succès que remportent les hérésies théologiquement inconsistantes, comme celles des « Hommes de l'Intelligence » ou des anabaptistes de la première heure; ou encore de simples prédicateurs, tels à Tournai et à Namur Nicolas Serrurier, condamné plus tard par le concile de Constance, à Cambrai et dans la région Thomas Connecte, qui devait être brûlé à Rome, à Malines Jean Pupper van Goth, quiétiste avant la lettre. L'engouement parfois immense et toujours sans lendemain des foules pour ces soi-disant réformateurs est un signe caractéristique de l'inquiétude religieuse de l'époque.). Seule, une élite échappe au déséquilibre général et sa volonté de réforme conduira au concile de Trente. Dans leur égarement, certains attendent un nouveau prophète qu'ils trouveront en Luther; d'autres s'adonnent aux superstitions qui se développent plus que jamais. (La liste des ouvrages généraux consacrés aux superstitions est fort longue. On pourra se faire une idée de ces « croyances aberrées » en consultant J.-B. THIERS, Traicté des superstitions, Paris, 1679. - P. LE BRUN, Histoire critique des pratiques superstitieuses, Amsterdam, 4 vol., 1733-1736. - F. BÉRANGER, Superstitions et survivances, Paris, 5 vol., 1896. - J. COROLEU, Las supersticiones de la humanidad, Barcelone, 2 vol., 1880-1881. - A. LEHMANN, Aberglaube und Zauberei, Stuttgart, 1898. - E. HOFFMANN-KRAGER, Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, Berlin, 10 vol., 1927-1942. L'Église avait essayé d'endiguer ces pratiques en multipliant les bénédictions sur les récoltes, les maladies, l'enfantement, etc. Cfr A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, Fribourg-en-Brisgau, 2 vol., 1909.)

      Les classes cultivées de la société participèrent à la hantise générale de Satan. Ni l'art, ni la littérature, ni la science ne pouvant ignorer les questions capitales du moment, y trouvant, au contraire, leurs sources d'inspiration, leurs thèmes favoris ou la justification de leurs recherches, forcément la culture contemporaine prit position devant le problème satanique. Son attitude fera l'objet de la première partie de cette étude, et nous verrons combien elle se modifiera au cours d'un siècle et demi. Dans la seconde partie de cet article, nous examinerons la législation antisatanique, en prenant principalement comme cadre d'application les Pays-Bas et la principauté de Liège. C'est là un complément indispensable, car culture et législation, avec leurs actions réciproques, sont inséparables l'une de l'autre.


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      La femme fut la grande victime du satanisme. Une des causes principales fut l'antiféminisme de l'époque. (Bon exposé dans N. PAULUS, op. cit., pp. 195-247. Plus spécialement pour l'Allemagne, cfr K. BUECHER, Die Frauenfrage im Mittelalter, 2è éd., Tubingue, 1910, avec de nombreux renvois aux sources. Dans son excellente Introduction aux oeuvres de Rabelais, A. LEFRANC a résumé en quelques pages l'aspect de la question à l'époque rabelaisienne. Il y a lieu également de tenir compte des ouvrages de G. REYNIER, Le roman sentimental avant l'Astrée, Paris, 1908, et La femme au XVIIè siècle, ses ennemis, ses défenseurs, Paris, 1933. - Les romans arthuriens sont fréquemment réédités aux XVè et XVIè siècles. Ils ont alors suffisamment de lecteurs pour qu'il semble opportun de leur donner des suites et des contrefaçons. Pour satisfaire au goût de l'époque, on mit les chansons de geste en prose. Cfr E. BESCH, Les adaptations en prose des chansons de geste aux XVè et XVIè siècles, Revue du XVIè siècle, t. III, 1915, pp. 155-181. - A. TILLEY, Les romans de chevalerie en prose, dans la même revue, t. VI, 1919, pp. 45-63. - R. BOSSUAT, dans J. CALVET, Histoire de la littérature française, t. Ier (Le Moyen Age), pp. 298-301, Paris, 1931. - G. DOUTRPONT, Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XIVè au XVIè siècle, Bruxelles, 1939 (Académie royale de Belgique, classe des Lettres, coll. in-8°, t. XL). ). Fidèle reflet des moeurs, les lettres en témoignent. (Les servantes de prêtres ont très mauvaise réputation, elles sont l'objet de quolibets et de chansons scandaleuses, par exemple à Dinant (L. LAHAYE, Cartul. de la commune de Dinant, t. IV, p. 150, Namur, 1891) et à Liège (S. BORMANN, Répertoire chronol. des conclusions capitul. de Saint-Lambert, p. 205, Louvain, 1876). Dès la fin du XVè siècle on réglemente la prostitution dans ces régions. (Texte dans S. BORMANS, Cartul. de la commune de Namur, t. III, pp. 264, 265 et 265, note 4, Namur, 1876). Une ordonnance du Conseil provincial de Namur, en date du 17 mars 1490, contre les filles perdues fait mention des « meschisses de prestres » (S. BORMANS, Cartul. de la commune de Namur, t. III, p. 244). En 1516, il est reconnu que dans le diocèse de Liège la plupart des chanoines vivent maritalement (A. Van Hove, Étude sur les conflits de juridiction dans le diocèse de Liège à l'époque d'Érard de la Marck, p. 17, note 3, Louvain, 1900). En 1526, c'est dans ce même diocèse un mandement épiscopal qui dénonce le concubinage ecclésiastique (L.-E. HALKIN, Le cardinal de la Marcq, p. 195, Liège et Paris, 1930). En 1556, un bref apostolique fulmine contre les mauvaises moeurs du clergé (S. BORMANS, Répertoire chronologique des conclusions capitulaires du Chapitre de Saint-Lambert à Liège, p. 116, Louvain, 1876). Vains efforts, car les actes capitulaires de Saint-Aubain à Namur nous font savoir qu'en 1561 les chanoines continuent à entretenir des concubines à domicile (Archives de l'État à Namur, Acte capitul. de Saint-Aubain, rég. 7, f° 266v°). Quatre ans plus tard, un édit du Magistrat du 5 avril 1565 interdisait « à tous hommes mariés de conserver et de hanter... meschines et concubines de prebstres » (D. BROUWERS, Cartul. de la commune de Namur, t. IV, pp. 32-38). L'examen des Registres aux visites archidiaconales des XVè et XVIè siècles reposant aux Archives de l'Évéché à Liège serait particulièrement suggestif. Nous regrettons n'avoir pas été autorisé à les consulter à ce propos.)

      L'inquiétude théologique à l'égard de la femme n'est certainement pas particulière à la fin du moyen âge. Mais ce courant séculaire, véritable substratum théologique, aide à comprendre le peu de cas que les autorités ecclésiastiques font du sexe féminin. A partir principalement de saint Augustin, en passant par Hugues de Saint-Victor, très écouté de tout le moyen âge, Pierre Lombard, dont les Sentences furent le manuel théologique de plusieurs siècles, saint Thomas, qui s'appropria sans amendement le postulat augustinien, et, enfin, tous ceux qui n'ouvrirent la Somme que pour y trouver matière à chicane, « la femme représente la partie inférieure de l'humanité et l'homme la partie supérieure, la raison ». (R. P. BENOIT LAVAUD, La femme et sa mission, p. 208, Paris, 1941. En réalité, la théologie est l'oeuvre d'hommes qui, consciemment ou non, ont l'orgueil de leur sexe. On aimerait connaître l'opinion de la partie adverse librement exprimée.) L'opinion peu flatteuse de Bossuet n'est-elle pas conforme à cet ordre d'idée, lui qui s'écriait: « Elle (la femme) n'était selon le corps qu'une portion d'Adam et une espèce de diminutif ». (BOSSUET, Élév. sur les mystères, IV, 2. Cité par le R. P. BENOIT-LAVAUD, op. cit., p. 199.) Si l'on déclare qu'on peut être antiféministe sans nécessairement brûler les sorcières, il faut bien reconnaître qu'il n'y a théologiquement qu'un pas entre le mépris de la femme et l'affirmation que celle-ci est l'intermédiaire entre l'homme et le diable. (Selon SPENGER et INSTITORIS, (Malleus, f° 20-21V°) et selon BINSFELF, (Tractatus, pp. 402 et 403), sept motifs poussent la femme vers la sorcellerie: elle est plus crédule et a moins d'expérience que l'homme, elle est plus curieuse, son naturel est plus impressionnable, elle est plus méchante, elle est plus prompte à se venger, elle tombe plus vite dans le désespoir, enfin elle est plus loquace: si l'une de ses compagnes est victime de la sorcellerie, elle le dit plus vite à d'autres.).

      Dans toute la littérature des XVè et XVIè siècles, le rôle conjugal et social de la femme est discuté. Sans doute, existe-t-il encore un courant littéraire, héritier du roman courtois, où la femme est reine d'un cercle d'adorateurs, fervents des romans arthuriens: pour Modesta Pozzo comme pour Christine de Pisan, Marguerite de Navarre et Guillaume Postel « la femme est l'intermédiaire entre l'homme et Dieu ». (L. ABENSOUR, Histoire générale du féminisme, p. 143, Paris, 1921. Aspects intéressants de la question dans M.-L. RICHARDSON, The forerunners of feminism in French Literature, 1ere partie (seule parue): From Christine de Pisan to Marie de Gournay, Baltimore, 1929.) Mais bien plus répandue est l'opinion issue des romans bourgeois, des fabliaux et des satires du bas moyen âge, au premier rang desquels se place le Roman de la Rose de Jean de Meung. Ce réquisitoire violent de l'antiféminisme fut parmi les livres les plus souvent imprimés, - et partant les plus lus, - à la fin du XVè siècle. (G. P. WINSHIP, Gutemberg to Plantin, p. 36, Cambridge, 1926. Le trait suivant est symptomatique. En 1462 parut le Flagellum maleficorum du limousin Pierre Mamor. Moins de trente ans plus tard, Sprenger et Institoris s'inspiraient de ce titre pour leur ouvrage, mais lui donnaient un tour antiféministe: le Malleus maleficarum.).

      Honnie et bafouée, la femme le fut encore dans des oeuvres actuellement passées au second plan des lettres de la Renaissance, mais qui connurent une large diffusion dans la première moitié du XVIè siècle. Citons le Grand blason des faulses amours de Guillaume Alecis (A. LEFRANC, dans F. RABELAIS, Oeuvres, t. V, Introduction, p. XXXIV.), les Dialogues de Tahureau (E. BESCH, Un moraliste satirique et rationaliste au XVIè siècle: Jacques Tahureau, Revue du XVIè siècle, t. VI, 1919, pp. 1-44 et 157-200.), le célèbre De legibus connubialibus de Tiraqueau (J. BARAT, L'influence de Tiraqueau sur Rabelais, Revue des Études rabelaisiennes, t. III, 1905, p. 140.)> les Controverses des sexes masculins et féminin de Gratien Dupont, suite d'invectives violentes et grossières (A. LEFRANC, op. cit., pp. XLIV et XLV), et l'Amye de court de Bertrand de la Borderie, « tour à tour ironique, agressif, voire même cynique, reflet curieux et sans doute exact des moeurs libres du temps » (Ibid., p. XLIX).

      Il y a lieu d'ajouter des traductions d'oeuvres antiféministes: la célèbre Célestine de Fernando de Rojas, le Jugement d'amour de Juan de Flores, qui connut dix-huit éditions françaises en moins d'un siècle, le Ris de Démocrite de Fregoso.

      Mais celui qui contribua le plus à l'opinion défavorable que le XVIè siècle se fit des femmes fut Rabelais, lui qui consacra tout le Tiers Livre de son oeuvre à la question. Dans une mémorable controverse, Rabelais s'en prend au mérite féminin. Sous fiction d'enquêter à propos du mariage de Pantagruel, il pèse le pour et le contre et son opinion incline le plus souvent à l'antiféminisme. Il serait oiseux de démontrer l'importance des idées du curé de Meudon sur la littérature de la Renaissance.

      La fin du XVIè siècle et le début du XVIIè furent plus respectueux des femmes: sentimentale, délicate, platonique parfois, cette époque fut celle des romans de Chastes amours. L'Astrée, parue en 1607, fut le point culminant de cette littérature qui a revisé complètement son jugement sur la femme. Ce fut la fin de la grande marée antiféministe dans les lettres. (M. MAGENDIE, Du nouveau sur l'Astrée, pp. 248-257, Paris, 1927). Mais le branle donné par Jean de Meung et Rabelais avait été trop vigoureux, l'influence de ces auteurs trop marquante pour que l'antiféminisme ne laissât son empreinte pendant plusieurs décades.


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      Un témoignage plus direct encore de l'inquiétude satanique aux confins du moyen âge et de l'Époque moderne: la littérature démonologique. Le moyen âge avait connu de nombreux ouvrages consacrés aux sciences occultes. (Pour la bibliographie de ces ouvrages cfr J. GRAESSE, Bibliotheca magica et pneumatica, Leipzig, 1843. -R. Yve-PLESSIS, Essai d'une bibliographie française... de la sorcellerie et de la possession démoniaque, Paris, 1900). Mais la lecture de ces livres ne convainc pas de l'objectivité des pratiques magiques. Certains auteurs et non des moindres, Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, Duns Scot, inclinaient à nier les prodiges des sorciers; par contre, Nider, célèbre par son Formicarius, était persuadé de la réalité du sabbat. Gerson et Gabriel Biel s'opposaient, l'un affirmant, l'autre niant la puissance des démons sur le monde terrestre.

      Les convictions des auteurs étaient partagées quand parut en 1486 l'ouvrage destiné à avoir le plus grand retentissement sur le développement de la croyance au satanisme et sur sa répression: le Malleus maleficarum (Signalons l'excellente traduction de J. W. R. SCHMIDT, Berlin, 3 vol., 1920. - Nos références se rapportent à l'exemplaire de la Bibliothèque royale de Bruxelles, coté B 367 (sans ind. Typ. [Spire, P. Drach]), circa 1492. Cfr M.-L. POLAIN, Catal. des livres imprimés au XVè siècle, p. 570, Bruxelles, 1932.) dû à la collaboration de deux dominicains, Jacques Sprenger et Henri Institoris, le premier professeur à l'Université de Cologne et inquisiteur en Rhénanie, le second inquisiteur en Haute-Allemagne. L'ouvrage eut un succès énorme: on en connaît vingt-huit éditions au XVè et au XVIè siècle. Nous n'entreprendrons pas ici l'analyse de cette oeuvre qui, pendant plusieurs générations, fut le véritable manuel de l'antisatanisme européen. (La meilleure étude parue sur cet ouvrage est celle de J. HANSEN, Quellen, pp. 360-407.)

      Le XVIè siècle vit se multiplier les ouvrages de démonologie. En 1505 parut le Questio lamiarum de Samuel de Casini; l'année suivante, l'Apologia de Vincent Dodo. En 1508 furent publiés les livres de Bernard de Côme, Tractatus de Strigiis, et de Jean Trithème, Liber octo questionum ad Maximilianum Caesarem. En 1510, le hollandais Jacques van Hoogstraeten publia son ouvrage intitulé Quam graviter peccent quaerentes auxilium a maleficis. (E. VAN ARENBERGH, J. de H., Biographie nationale [de Belgique], t. X, col. 77-80. - G. A. MEYER, J. van H., Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek, t. 1er, col. 1152-1155). Le français Martin d'Arles écrivait en même temps son Tractatus de superstitione.

      La deuxième décade du XVIè siècle vit paraître l'Opus magica superstitione de Pedro de Ciruelo et le De strigimagarum daemonumque mirandis libri tres de Silvestre Mazolini. Vinrent ensuite les trois traités de Barthélémy de Spina: le Questio de strigibus et lamiis, le Tractatus de praeeminentia sacrae theologiae et l'Apologia tres de lamiis.

      Vers le milieu du siècle paraissait le De agnoscendi assertionibus catholicis ac hereticis d'Arnauld Albertini, le De impia sortilegum d'Alphonse de Castro, les Relectiones duodecim theologiae de François de Victoris et les Commentarii de Fançis Pegma. En 1579, un curé de Paris, René Benoist, présentait au public son Traité enseignant en bref les causes des maléfices. (E. PASQUIER, Un curé de Paris pendant les guerres de religion, René B., Paris, 1913. - P.CALENDINI, B., Dict. d'hist. et de géog. ecclés., t. VII, col. 1377-1380). L'année suivante paraissait le livre de Jean Bodin: De la démonomanie des sorciers. (H. BAUDRILLART, Jean B. et son temps, Paris, 1853. - J. DEDIEU, B., Dict. d'hist. et de géog. Ecclés., t. IX, col. 330-334.)

      La fin du XVIè siècle connut le livre rapidement célèbre de Pierre Binsfeld, coadjuteur de Trêves, le Tractatus de confessionibus maleficarum et sagarum (1589) (S. EHSES, Der Trierer Weihbischof Petrus B., Pastor Bonus, t. XX, 1907, pp. 261-264. - F. KEIL, Der Trierer Weihbischof Peter B., Trierische Heitmatblätter, t. 1er, 1922, pp. 34-38, 53-62. - E. VAN CAUWENBERGH, B., Dict d'hist. et de géog. ecclés., t. VIII, col. 1509-1510); le Discours des sorciers de Jean Boguet (1591), le pamphlet de Franz Agricola: Von Zauberei, Zauberinnen und Hexen (1596) (A. J. A. FLAMENT, T. A., Nieuw Nederl. Biogr. Woordenboek, t. III, col. 14-17), le livre de Nicolas Remi: Demonolatriae libri tres (1595) et les oeuvres des jésuites Grégoire Valence et Martin Del Rio, les Commentarium theologicorum tomi quatuor (1595) du premier (A. LE ROY, D. R., Biographie nationale [de Belgique], t. V, col. 476-491.) et les Disquitionum magicorum libri sex du second (1599).

      Le XVIIè siècle vit encore se répandre beaucoup de livres relatifs à notre sujet, outre des ouvrages spéciaux sur la possession démoniaque, les monstres, vampires, lutins, génies familiers, etc. Jourdain Guibelet publia en 1603 un Discours philosophique spécialement consacré aux incubes et aux succubes. Deux ans plus tard paraissait l'ouvrage jésuite Madonat: Traité des anges et des démons, et, la même année, le livre célèbre de Pierre de Lancre, conseiller au Parlement de Bordeaux: Tableau de l'inconstance. En 1612, c'était le tour du Discours sur l'impuissance de l'homme et de la femme de Vincent Tagereau. (Sur ce maléfice cfr, en outre, L. J. HAULTIN, Traité de l'enchantement qu'on appelle vulgairement le nouement de l'esguillette, La Rochelle, 1591. - SPRENGER et INSTITORIS, Malleus, f° 44 v°. - J. BODIN, De la démonomanie, f. or 57-59 v°. - J. DE DAMHOUDER, Practiques et enchiridon des causes criminelles, p. 123. - D. SENNERTUS, Opera omnia, t. 1er, p. 674, Lyon, 1650. - M. DEL RIO, Disquisitionum magic., t. II, pp. 64-69. - H.BOGUET, Discours des sorciers, p. 234. - M. COLLIN DE PLANCY, Dict. infernal, t. 1er, pp. 48-56, Paris, 1825. - C. LOUANDRE, La sorcellerie, pp. 73-74, Paris, 1853. - T. DE CAUZONS, La magie et la sorcel. en France, t. 1er, pp. 219-222, Paris, 1922, etc. - A. ROBERT (Ambroise Paré, médecin légiste, p. 147, Paris, 1929) cite à ce propos l'opinion d'Ambroise Paré: « Il y en a qui usent de tels privilèges qui empêchent l'homme et la femme de consommer le mariage, ce qu'on nomme vulgairement nouer l'aiguillette. » Plus particulièrement sur cette superstition en certaines régions, on consultera: A. FOURNIER, Une épidémie de sorcellerie en Lorraine aux XVIè et XVIIè siècles, Annales de l'Est, t. V, 1891, p. 230. - J. GARINET, Histoire de la magie en France, p. 139, Paris, 1818 (relativement à l'Ile-de-France). - T. LOUISE, La sorcellerie et la justice criminelle à Valenciennes, p. 98, Valenciennes, 1861. - W. GREGER, L'aiguillette en Écosse, Revue des Traditions populaires, t. X, 1895, p. 500.) L'inquisiteur espagnol Valderama publiait en 1619 une Histoire générale du monde et de la nature en deux volumes, dont le second était relatif aux démons et aux sorciers. L'année suivante, le Thrésor d'histoires admirables et mémorables de notre temps de Simon Goulart entretenait encore la psychose de satanisme par de nombreux récits de sorcellerie.

      Il faut arrêter là cette énumération qui ne comprend que quelques oeuvres capitales. (La Bibliographie d'YVE-PLESSIS, qui ne comprend que des ouvrages français, relève près de deux mille numéros.) A part de légères variantes et restrictions sur des cas particuliers, toutes ces oeuvres présentaient la sorcellerie comme une réalité. Mais un courant d'idée persistait, qui s'opposait à l'objectivité du sabbat. Des hommes eurent le courage, - car il en fallait un, - de le déclarer et de l'écrire. Au milieu du XVè siècle, à la veille du grand procès des sorciers d'Arras (1459) (Ce fut là un des premiers grands procès des Pays-Bas et l'un des plus célèbres. Il a été étudié par A. DUVERGER, La vauderie dans les États de Philippe le Bon, in-12, Arras, 1885.), Guillaume Edeline, docteur en théologie, bénédictin de Lure, entreprit une croisade sur la fausseté de la sorcellerie et l'inanité des pratiques magiques. Mais il fut lui-même poursuivi comme sorcier (1454) (F. FRANÇAIS, L'Église et la sorcellerie, p. 56, Paris, 1910).

      En 1486, l'année même du Malleus, Jean de Beetz, carme flamand, professeur à l'Université de Louvain, dans un ouvrage intitulé Expositio decem catalogie praeceptum, jugeant les sorciers avec beaucoup de bienveillance, appuyait la tendance humanitaire où plane le doute, le sang-froid et la pondération (H. DE JONGH, Revue d'Hist. ecclés., t.XV, 1914-1919, p. 598). L'année 1559, Jacques Valek, curé d'une petite localité de la Gueldre, publiait un ouvrage contre les punitions infligées aux sorciers (J. HABETZ, Bijdrage tot de geschied. der Hexensprocessen in het land Valkenburg, Maastricht, 1868). La même année, on pouvait lire le pamphlet de Corneille Loos s'élevant contre la persécution, mais son livre, censuré par l'autorité ecclésiastique, ne circula que sous le manteau.

      Vinrent ensuite Jean Wier, auteur du De praestigiis daemonum, ouvrage qui, dès sa parution en 1564, souleva par la clarté de ses vues et l'intelligence du raisonnement des discussions passionnées. Adam Tanner, théologien jésuite d'Innsbruck, publia en 1626 une Univera thelogica tendant à démontrer l'illusion de la magie. Son disciple, Frédéric von Spee, dans sa Cautio criminalis, fut le grand protagoniste de la justice et de la modération dans la répression de la sorcellerie.

      Ces oeuvres suffirent à sauver la valeur critique de l'esprit humain à l'époque. Si leur influence fut déterminante à partir du deuxième quart du XVIIè siècle, elle peut se constater, timide, dès les années 1570 et, à partir du tournant du XVIIè siècle, elle entre résolument en lutte avec le fanatisme antisatanique. Nous constaterons que ce courant humanitaire et rationnel est à l'origine de la législation relative à cette question à la fin du siècle de Charles-Quint (A la croyance générale s'opposent quelques exceptions. Tel est le cas d'un prêtre montois qui, averti des hallucinations diaboliques d'une jeune fille, lui dit que tout cela n'était qu'illusion (T. BEHAEGEL, Les procès de sorcellerie en Belgique, Annales d'archéol. médicale, t. 1er, 1923, p. 48). De même, les prêtres qui assistent à l'exécution d'une sorcière à Emsel croient à son innocence et déplorent la sentence. (E. VAN WINTERSHOVEN, Chronique tirée des registres paroissiaux d'Emsel, Bull. de la Soc. scientif. et littér. du Limbourg, t. XXII, 1904, p. 61). On peut également citer comme exception l'attitude de l'abbé de Gembloux, Gaspart Bensele, qui plaça le fils d'une sorcière brûlée comme premier mambour de la paroisse et refusa de la casser quand fut connue son hérédité (Abbé JADIN, Actes de la congrégation consistoriale, Bull. de l'Institut histor. Belge de Rome, t. XVI, 1935, p. 118) et celle des maires de Saint-Trond qui refusèrent de faire appréhender des sorcières sur dénonciation (Abbé SIMENON, Suppliques adressées aux abbés de Saint-Trond, Bull. de la Commission royale d'Histoire, t. LXXIII, 1904, pp. 467-468).)


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      Dans l'art pictural, où la fertile fantaisie des enlumineurs s'est exercée dès le XIIIè siècle sur le thème de l'enfer, deux grands noms dominent et synthétisent les tendances populaires: Jérôme Bosch et Pierre Breughel l'Ancien. (C. DE TORNAY, H. Bosch, Bâle, 1927. - I. VAN DEN BOSSCHE, J. Bosch, Diest, 1944. - J. COMBES, J. Bosch, Paris, 1946. - C. DE TORNAY, P. Breughel l'Ancien, Bruxelles, 1935. - G. GLUECK, Pieter Beughel le Vieux, trad. J. PETITHUGUENIN, Paris, 1937 [réimpression en 1939]. - Les questions relatives à la fantasmagorie chez Bosch, Breughel et leur postérité viennent d'être étudiées par P. FIERENS, Le fantastique dans l'art flamand, pp. 48-67, Bruxelles, 1947)

      Du premier, nous retiendrons la célèbre Tentation de saint Antoine du musée de Lisbonne, qui est une véritable mise en image du contemporain Malleus: invasion de la forteresse en ruine où, selon la tradition, saint Antoine s'est retiré pour connaître la solitude; épisodes du sabbat; chevauchée à travers les airs, réunion de satanisants au bord d'un étang, messe noire, pacte diabolique, etc. il convient de signaler dans la même veine iconographique le Triptyque du Jugement dernier de l'Académie de Vienne, illustration des thèmes médiévaux propres au développement du fantastique que sont les récits de l'Apocalypse. C'est une composition à première vue chaotique: la terre est livrée aux monstres infernaux, dans un ciel de catastrophe où des châteaux et des villes flambent à l'arrière-plan, les puissances infernales se ruent à la curée. On brûle, on pend, on égorge, on sectionne. L'eau, la roue, la meule multiplient leurs supplices. Un démon chevauche sur le dos d'une sorcière; des lémures, des êtres monstrueux sortis des profondeurs de l'Érèbe et de l'Averne s'acharnent sur l'humanité pantelante.

      Les oeuvres maîtresses de Pierre Breughel l'Ancien dans le domaine du fantastique sont la Chute des anges rebelles du musée des Beaux-Arts de Bruxelles et Dulle Griet du musée Mayer van den Bergh à Anvers. On y retrouve l'inquiétude morbide de Bosch. La première composition est la dégringolade des maudits des voûtes célestes jusqu'aux profondeurs infernales, apparition d'une faune cauchemardesque, tels ces corps de mollusques aux ailes d'insectes ou de chauve-souris. Quant à la composition plus hermétique qui préside à l'oeuvre que l'on désigne sous le nom de Dulle Griet, - Margot l'Enragée, - cette mégère armée et casquée qui se rue à grandes enjambées à travers un paysage d'enfer, elle rejoint une oeuvre d'une allégorie tout aussi macabre, le Triomphe de la Mort du musée du Prado: accumulation de ravages de l'impitoyable faucheuse: ici un assassinat, là un gibet, plus loin des pestiférés et des troupes livrant bataille, à l'horizon un naufrage.

      A l'iconographie de Bosch et de Breughel, nous ajouterons l'art populaire des Danses macabres et des Ars moriendi, que la xylographie des dernières années du XVè siècle répandit avec abondance dans le peuple. (É. MALE, L'art religieux à la fin du moyen âge, pp. 359-389, Paris, 1922). Le XVIè siècle, sans cesse préoccupé de la mort et, par conséquent, des fins dernières, de l'enfer et du diable, vit fleurir toute une imagerie funèbre. Dans son symbolisme naïf, l'Ars moriendi de Vérard reproduit les craintes populaires devant l'incertitude de l'au-delà. Ces images, d'une exécution souvent grossière, montrent les nombreux démons qui assaillent le moribond et leur présence grimaçante et hurlante est beaucoup plus fréquente que celle des personnages nimbés.


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      L'atmosphère juridique ressemble singulièrement à la tonalité littéraire et artistique de l'époque. Partageant les convictions de leur temps, en présence d'accusés avouant cyniquement leurs relations avec les puissances de l'Enfer, les juges ne pouvaient qu'être convaincus de la réalité des faits sur lesquels ils étaient appelés à porter une sentence. Plusieurs juristes, et des plus illustres, publièrent des traités de criminologie satanique. Jean de Mansencal, premier président du Parlement de Toulouse, écrivit en 1551 un ouvrage intitulé De la vérité et autorité de la justice en la correction et punition des maléfices. La même année, à Louvain, Josse de Damhouder, le juriste le plus écouté de son temps aux Pays-Bas traitait de la sorcellerie dans sa Praxis rerum criminalium (A. ALLARD, Histoire de la justice criminelle au XVIè siècle, principalement pp. 464-469, Gand, 1868). En 1591, Pierre Ayrault, lieutenant-criminel au présidial d'Angers, faisait paraître un livre étrange, recueil de Procès faicts aux cadaver, aux cendres, à la mémoire, aux bestes brutes, etc. Il était imité au XVIIè siècle par Laurent Boucher, Jean Tournet et d'autres encore.


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      Que dire de la science de l'époque? La médecine, au sens moderne du terme, est peu répandue. La confiance populaire va de préférence aux guérisseurs, très nombreux, dont la thérapeutique se réduit à l'emploi de simples et s'accompagne de superstition. (A Namur, un certain docteur Bartland se fit un grand renom de science en publiant en 1532 un traité sur l'emploi judicieux des simples. F. D. DOYEN, Bibliographie namuroise, t. 1er, p. 38, Namur, 1887. J. Haust a publié en 1941 un médicinaire namurois du XVè siècle, recueil de près de deux cents recettes basées sur les vertus curatives des simples (Textes anciens de l'Académie royale de Langues et de Littérature françaises, t. IV).)

      La plupart du temps, les médecins du XVIè siècle, manquant de connaissance physiologique et ignorant Vésale longtemps encore, pratiquent une science spéculative où entrent de l'occultisme et même de la théologie. Dans ses rapports avec l'art de guérir, l'astrologie acquit un développement considérable. (T. PERRIER, La médecine astrologique, pp. 43-44, Lyon, 1905. - P. SAINTYVES, L'astrologie populaire, p. 155, Paris, 1937.) On lit les remèdes dans les astres: la syphilis n'est-elle pas provoquée par la conjonction de Mars, de Jupiter et de Saturne, la peste a-t-elle d'autre origine que la rencontre de quelque planète avec la queue du Dragon? (P. SAINTYVES, op. cit., pp. 159-160. Ces théories se prolongent au XVIIè siècle: elles sont défendues en 1606 par Nicolas Ellain et en 1623 par François Monginot. Voir à ce sujet la curieuse note d'un apothicaire de Huy à un pestiféré en 1634 dans R. DUBOIS, Annales du Cercle hutois des sciences et des beaux-arts, t. XVII, 1910, p. 382, note 2).

      Au dire de Corneille Agrippa, l'esprit stellaire anime l'univers entier et, par lui, les influences astrales s'exercent sur l'homme. La thérapeutique est donc l'étude de l'esprit vital universel. (A. PROST, Les sciences et les arts occultes au XVIè siècle. Corneille A., passim, Paris, 1881. - P. SAINTYVES, op. cit., pp. 149-150.) Vers la même époque, Paracelse, autre parangon des médecins du temps, recherchait dans les planètes le secret des maladies et des pratiques d'envoûtement. Il parcourut toute l'Europe occidentale recueillant une multitude de recettes étranges en vue de trouver la panacée universelle. (Paracelse, comme tous les alchimistes chrétiens, avait ajouté aux causes pathogènes l'influence directe de Dieu punissant par la maladie les péchés de l'homme. R. F. ALLENDY, L'alchimie et la médecine. Étude sur les théories hermétiques dans l'histoire de la médecine, p. 131, Paris, 1923. - G. W. SURYA et SINDBAB, Astrologie une Medizin, 4è éd., p. 32, Lorch, 1933).

      La place du belge Van Helmont est à leur côté. Pour lui, toute guérison est due à l'intervention de Dieu. La maladie n'étant que la suite du péché originel, il n'y a d'espoir que dans un produit où Dieu aurait en quelque sorte déposé le don de guérison. Ce remède universel trouvé, l'homme peut espérer vivre trois cents ans! (Excellent exposé dans P. NÈVE DE MÉVERGNIES, Jean-Baptiste van Helmont, philosophe par le feu, pp. 189-196, Liège et Paris, 1935.)

      Citons ce trait d'Ambroise Paré: « Je diray avec Hippocrate, père et auteur de la médecine, qu'aux maladies il y a quelque chose de divin, dont l'homme ne saurait donner raison... Il y a des sorciers, enchanteurs, empoisonneurs, vénéfiques, méchans, ruséz, trompeurs, lesquels font leur sort par la paction qu'ils ont faicte avec les démons qui leur sont esclaves et vassaux, soit par moyens subtils, diaboliques et incogneus, corrompant le corps, l'entendement, la vie et la santé des homes et autres créatures » (C. D'ESCHEVANNES, La vie d'Ambroise Paré, pp. 50-51, Paris, 1930. Robert Fiatt, célèbre médecin anglais du XVIIIè siècle, partageait encore cette opinion. C. G. CUMSTON, Histoire de la médecine, trad. Dispan de Floran, p. 323, Paris, 1931.) Vers 1600, deux ouvrages furent répandus, dans lesquels les maladies étaient traitées d'après leur prétendue origine démoniaque: le Traicté de l'Épilepsie de Jean Taxil (1602) et l'Épitome des préceptes de médecine de Pierre Pigrai (1606). (R. YVE-PLESSIS, op. cit., p. 96.)

      Les chirurgiens ne pensaient pas autrement que les médecins. En 1594, Guillemau, premier chirurgien de Henri III et le meilleur élève de Paré, écrivait: « Nous estimons les plaies plus humides, pourrissantes et phagédémiques, celles qui se font en pleine lune; celles-là plus sèches et, par conséquent, plus proches de la santé, celles qui sont faites en lune décroissante. » (P. SAINTYVES, op. cit., p. 154. Dans ces conditions, on comprend que la statistique du XVIè siècle accuse une mortalité élevée. Paracelse déclare n'avoir sauvé qu'un patient sur mille. A la fin du même siècle, l'Italien Mercuriali nous dit que la mortalité atteignait encore quatre-vingt-dix-neuf pour cent. C. G. CUMSTON, op. cit., p. 316).

      Il n'est donc pas étonnant de voir les autorités ecclésiastiques fulminer contre les abus de cette médecine astrale. (Notamment en 1604 au deuxième concile provincial de Cambrai (Z. B. VAN ESPEN, Jus eccles. univ., t. II, p. 1346, Louvain et Bruxelles, 1700). Le 12 février 1632, l'archevêque de Cambrai et les évêques suffragants s'en plaignent à nouveau (Archives de l'État à Namur, Conseil prov., liasse n° 39).)

      Enfin, voici que l'alchimie, qui cherchait à fabriquer l'or par la transmutation, eut un essor considérable à la Renaissance. Van Helmont en est un des représentants les plus typiques: n'aurait-il pas réussi plusieurs fois l'opération? Certains utopistes s'adonnent à la recherche de la nouvelle essence, celle qui allierait le pur matériel et le pur spirituel, et qui serait le principe de vie. (C. G. CUMSTON, op. cit., p. 300) D'autres s'attaquent à la génération spontanée et la vogue de l' « homunculus » fut grande au XVIè siècle. (R. F. ALLENDY, op. cit., pp. 63-65 et 123).

      Aux côtés de Paracelse, à la fois médecin, philosophe, astrologue et alchimiste, et de Jérôme Cardan, l'illustre mathématicien, se placent le toulousain Augier Ferrier et le florentin Ruggieri qui vint à Paris dans les carrosses de Catherine de Medicis, grande protectrice des astrologues et magiciens. (Les cours les plus bigotes sont atteintes par la croyance aux magiciens. L'archiduchesse Isabelle envoie de Bruxelles des poudres magiques au prince d'Espagne malade. C'est un cas entre cent, mais il est typique, car il met en cause une des princesses les plus chrétiennes de son temps (H. PIRENNE, Histoire de Belgique, 3è éd., t. IV, p. 385, Bruxelles, 1927).) Puis vinrent le florentin Junetin, le français Pierre d'Ailly, le napolitain Luc Laurie et d'autres encore: Scaliger, de Thou, etc.


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      Ainsi l'ingérence de l'au-delà, des rites démoniaques, des puissances infernales se remarque dans toutes les disciplines de l'esprit: le vent de la littérature souffle à l'antiféminisme, condition présupposée de la persécution des sorcières; l'art voit l'iconographie se peupler de lémures, de monstres, de démons; le droit et la théologie créent une littérature démonologique plus abondante qu'à toute autre époque; la médecine recourt aux astres et à la magie; la science se passionne de recherches étranges sur des problèmes insolubles. L'activité intellectuelle entière tend vers un inconnu mystérieux, où elle croit trouver un remède facile aux souffrances humaines. Elle s'essaye plus que jamais aux conceptions arbitraires qui permettraient de sortir de la médiocrité par des moyens subtils seuls connus des initiés et peu en rapport avec les résultats merveilleux à obtenir.

      Les voies étaient ainsi ouvertes à la multiplication des sorciers et à la rigueur de leur répression.


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      La bulle Summis desiderantes d'Innocent VIII, du 6 décembre 1484, fut longtemps considérée comme le cri de guerre papal contre la sorcellerie: le « chant de guerre de l'Enfer », a-t-on écrit. En réalité, ainsi que le fait remarquer M. A. Pratt, elle ne contient aucune disposition dogmatique, elle n'apporte dans ce domaine aucun élément nouveau. (M. A. PRATT, The attitude of the Catholic Church towards the witchcraft and the allied practices of sorcellery and magic, Washington, 1915.) L'analyse de ce document révèle trois parties. Dans la première, le pape rappelle que le soin des âmes doit être l'objet de soucis constants de la part des pasteurs et déclare avoir appris avec douleur que dans plusieurs régions d'Allemagne, notamment dans les diocèses rhénans, de nombreux fidèles se détournent de la religion catholique et ont des rapports charnels avec les démons. La deuxième partie énumère en détail les sortilèges. Enfin, dans une troisième partie, la plus courte, le pape s'en remet à la sagacité des inquisiteurs Sprenger et Institoris pour poursuivre les délinquants des foudres de la justice ecclésiastique.

      Ce document, dont la portée juridique est loin d'atteindre celle des décrétales de Jean XXII, fut suivi d'autres d'allure plus précise. En 1500, Alexandre VI écrivit au prieur de Klosterneubourg à l'inquisiteur Institoris pour s'informer des progrès de la sorcellerie en Bohême et en Moravie. (M. J. PRATT, op. cit., p. 95. - J. HANSEN, op. cit., p. 32.) Quelques années plus tard, en 1513, Jules II ordonnait à l'inquisiteur de Crémone de poursuivre ceux qui abusaient de l'Eucharistie dans un but maléfique ou qui adoraient le diable. (Magnum Bull. Rom., t. I, p. 617. - M. J. PRATT, loc. cit. - J. HANSEN, loc. cit.) En 1521, par la bulle Honestis petentium votis, Léon X élevait une protestation contre l'attitude du Sénat vénitien qui s'opposait à l'action répressive des inquisiteurs de Brescia et de Bergame contre les sorciers. (Magnum Bull. Rom., t. I, p. 625) Ce pape menaçait d'user d'excommunication et d'interdit. C'est là un des multiples conflits que connurent entre eux le Saint-Siège et la Sérénissime République. Un an après, le successeur de Léon X, Adrien VI, adoptait une attitude identique dans la bulle Dudum uti nobis adressée à l'inquisiteur de Crémone. (M. J. PRATT, op. cit., p. 94. - J. HANSEN, op. cit., p. 34.) Ce même pontife envoyait quelque mois plus tard un message similaire à l'inquisiteur de Côme, Modesta Vicentinus, lui enjoignant de poursuivre la sorcellerie avec grande sévérité. L'année suivante, même attitude de la part de son successeur, Clément VII, écrivant au gouverneur de Bologne (M. J. PRATT, loc. cit. - J. HANSEN, loc. cit.), qui agit de même en 1526 à l'égard du Chapitre de Sion (M. J. PRATT, op. cit., p. 95. - J. HANSEN, op. cit., p. 37.).

      Cet ensemble de documents se succédant à intervalles rapprochés montre combien la papauté s'inquiétait du satanisme et quel fut son souci constant d'en arrêter le développement.

      Cette attitude persista. En 1585, puis 1623, les bulles Coeli et terrae (M. J. PRATT, loc. cit.) et Omnipotentis Dei (Ibid) étaient un écho fidèle des fulminations de Jean XXII et d'Innocent VIII. Mais, si le fond dogmatique de la question restait permanent, la portée même des textes et surtout de leur interprétation ne laissa pas d'inquiéter Urbain VIII (1623-1644), qui attira l'attention des juges ecclésiastiques sur les abus qui s'étaient introduits en la matière. Ce pontife exhorta les juges à ne pas se laisser entraîner à une répression inconsidérée à l'égard des sorciers. (T. DE CAUZONS, op. cit., t. I, p. 393.)

      Le mouvement était parti de Rome. Il devait promouvoir des mesures appropriées dans tout l'univers catholique. Partout l'attention des autorités diocésaines fut attirée par ces directives. Les décisions conciliaires sont, sur le plan régional, un écho des bulles.

      Voici quelques exemples. En 1536 et 1550, les conciles de Cologne condamnaient à l'excommunication les membres du clergé qui s'adonnaient à la sorcellerie. (G. HARTZHEIM, Concilia Gernaniae, 2è éd., t. IV, pp. 259 et 637.) En 1538, le concile de Trêves livrait à l'official ceux qui usaient des arts divinatoires ou qui adoraient Satan. (Ibid., t. VI, p. 409. - J. J. BLATTEAU, Statuta synodalia... archidiocesis trevirensis, t. II, p. 120, Trêves, 1844.) Le concile de Cambrai de 1565 défendit aux fidèles de chercher dans la magie la guérison des personnes et des animaux et excommunia ceux qui, sous quelque motif que ce soit, se livraient aux arts défendus. (T. GOUSSET, Les actes de la province ecclésiastique de Reims, t. III, pp. 665 et 690, Reims, 1828.) Dans cette même province ecclésiastique le concile de 1631 renforça les dispositions en les étendant à ceux qui consultaient les devins. (Ibid., t. IV, p. 10.) Au diocèse de Malines, le concile de 1607, après avoir condamné les sorciers et les devins, mandait aux juges ecclésiastiques et exhortait les juges laïques de châtier de l'exil ceux qui y avaient recours. (P. DE RAM, Synodicon belgicum, t. 1er, pp. 319, 388 et 389. Déjà le concile de 1570 avait poursuivi ceux qui s'adonnaient à la superstition, c'est-à-dire à la recherche d'une chose autrement que par des moyens raisonnables et sans l'aide de Dieu et le secours de la religion (ibid., t. I, p. 108).). A Tournai, l'autorité diocésaine légiférait pareillement lors des conciles de 1574 et 1600. (Summa statutorum synodalium [dioecesis tornacensis], p. 206, Lille, 1726.) En 1643 encore, on y codifiait les formalités de l'exorcisme (Ibid., p. 270), preuve de l'existence de nombreux cas de possession démoniaque. Le concile de Reims de 1583 excommuniait les sorciers, « qui font pacte avec le diable, qui empêchent les relations sexuelles, qui pratiquent l'envoûtement et prétendent guérir par le pouvoir de Satan. ». (T. GROUSSET, op. cit., t. III, p. 443.) Dans le diocèse de Metz, le concile de 1610 réprouvait ceux qui usent de l'Eucharistie, de reliques ou d'images saintes en vue de maléficier et réservait ces cas à la juridiction de l'ordinaire. (G. HARZHEIM, op. cit., t. VII, p. 973.)

      A Liège, le concile de 1585 dénonçait comme hérétique et dignes du feu ceux qui se livraient à la magie. (A. VAN HOVE, Les statuts synodaux de Liège de 1585, Analectes pour servir à l'hist. ecclés. de la Belgique, t. XXXIII, 1907, p. 12). En 1618, les mêmes dispositions étaient reprises; on y ajoutait pour le clergé l'obligation d'avertir et d'enseigner le peuple à l'occasion de la prédication ou de la confession. (G. HARTZHEIM, op. cit., t. IX, pp. 288-289). Enfin, au diocèse de Namur, le concile de 1604 interdisait l'usage des livres traitant de magie et excommuniait ceux qui pratiquaient le « nouement de l'aiguillette » (Decreta et statuta omnium synodorum diocesarum namurcensium, p. 64, Namur, 1720.) Le concile de 1639 reprenait les dispositions de 1604. (Ibid., p. 62.)


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      En scindant la société chrétienne en deux blocs hostiles, la Réforme épousa la hantise satanique. Après le rejet de la tradition romaine, les Églises protestantes se fondèrent sur l'Ancien et le Nouveau Testament pour poursuivre les sorciers. Si la base théologique différait, le résultat fut identique. Luther, Mélanchton, et Calvin croyaient au satanisme et leurs disciples, prédicants fanatiques, ne firent qu'aggraver la crédulité naturelle des populations converties au nouvel Évangile.

      De 1580 à 1620, la plupart des assemblées disciplinaires et dogmatiques protestantes ont à s'occuper de la sorcellerie, soit en général, soit pour des cas particuliers. Elle est, chaque fois, l'objet des foudres synodales et ceux qui s'y adonnent exclus de la Cène. Ainsi, dans les Provinces-Unies, des condamnations furent portées aux synodes d'Harderwijk en 1580 (J. REITSMA et S. D. VAN VEEN, Acta der provinciale en particuliere synode, t. IV, p. 51, Groningue, 1895.), 1595 (Ibid., t. IV, p. 54) et 1599 (Ibid, t. IV, p. 78); d'Arnheim en 1581 (Ibid., t. IV, p. 18); de Dordrecht en 1590 (Ibid., t. II, p. 373, Groningue, 1893); de Goes en 1597 (Ibid., t. V, p. 40, Groningue, 1896.), d'Assen en 1610 (Ibid., t. VIII, p. 130, Groningue, 1899), 1612 (Ibid., t. VIII, p. 156), 1615 (Ibid., t. VIII, p. 197), 1616 (Ibid., t. VIII, p. 242), 1618 (Ibid., t. VIII, p. 220), 1619 (Ibid., t. VIII, p. 234) et 1620 (Ibid., t. VIII, p. 242), de Zwolle en 1615 (Ibid., t. V, p. 296) et de Kampen en 1620 (Ibid., t. V, p. 353). En France, les synodes s'occupèrent spécialement du « nouement de l'aiguillette ». Ils condamnèrent cette superstition et en excommunièrent les auteurs à Montauban en 1594 (J. AYMON, Tous les synodes nationaux des Églises réformées de France, t. 1er, p. 183, La Haye, 1710.) et à Montpellier en 1598 (Ibid., loc. cit.). Les dispositions de cette dernière assemblée furent reprises et confirmées à La Rochelle en 1607. (Ibid., t. 1er, pp. 308 et 330).


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      Considérons la législation laïque. Nous nous bornerons à l'étude des textes dans un pays déterminé, car l'abondance de la matière exclut la possibilité d'embrasser en entier le monde chrétien. Ce que nous disons des Pays-Bas peut, dans l'ensemble, s'appliquer à toute l'Europe.

      Dès le moyen âge, des peines d'une sévérité exceptionnelle (Notamment la décollation au moyen d'une scie de bois.) avaient été portées contre les jeteurs de sort par de nombreuses coutumes, telles celles de Brabant (E. POULLET, Histoire du droit pénal dans l'ancien duché de Brabant, t. 1er, p. 278, Bruxelles.), de Hainaut (C. FAIDER, Coutumes du pays et comté de Hainaut, t. II, pp. 460 et 485, Bruxelles, 1873.), de Bruges (L. GILLIODTS VAN SEVEREN, Coutumes du quartier de Bruges, t. V, p. 479, Bruxelles 1892.), de Maastricht (L. CRAHAY, Coutumes de la ville de Maastricht, p. 159, Bruxelles, 1876.), d'Andenne (L. LAHAYE, Cartulaire de la commune d'Andenne, t. 1er, p. 87, Namur, 1875.) et de Houffalize (N. J. LECLERCQ et C. LAURENT, Coutumes du pays et du duché de Luxembourg et comté de Chiny, t. 1er, p. 331, Bruxelles, 1867. L'ensemble des coutumes allemandes a été étudié à ce point de vue par E. KIESSLING, Zauberei in den germanischen Volksrechten, Iéna, 1941).

      La Nemesis Carolina, monument de justice criminelle promulgué par Charles-Quint en 1532, comprend trois passages relatifs à la sorcellerie. Le premier concerne ceux qui usent d'enchantements, qui se servent de livres, d'amulettes, de formules et d'objets divers, étranges et inusités, qui ont des attitudes inaccoutumées. On pourra les arrêter et les soumettre à la torture. (Nemesis Carolina, cap. XLIV.) Le deuxième passage se rapporte à l'enquête à laquelle on se livrera à leur propos. Arrêtés, ils seront interrogés pour savoir quand et de quelle manière ils procèdent. Il faudra savoir s'ils se servent de poussière empoisonnée ou de sachets magiques. On enquêtera aussi sur leur fréquentation du sabbat et s'ils sont liés au diable par un pacte (Ibid., cap. LII.) Le troisième passage est relatif à leur punition. Il rappelle que déjà le droit romain vouait au feu les magiciens et ordonne de punir tous ceux qui s'adonnent à ces pratiques, même s'ils ne nuisent pas à autrui. (Ibid., cap. CIX)

      Remarquons ceci: autant qu'un directoire d'enquête, la Carolina forme dans ces trois passages un catalogue de la sorcellerie où sont énumérés les principaux genres de sortilèges. En quoi, elle se rapproche de la bulle Summis desiderantes: c'est la reconnaissance par un acte impérial d'un état de chose initialement reconnu par le pouvoir pontifical.

      A partir de la seconde moitié du XVIè siècle plusieurs édits sont promulgués, qui précisent l'attitude de l'État. Il s'agit des ordonnances du 20 juillet 1592, du 8 novembre 1595 et du 10 avril 1606. Avec un paragraphe de l'ordonnance criminelle de 1570 (Placards de Brabant, t. II, pp. 386-387), elles constituent le code antisatanique de l'autorité centrale des Pays-Bas à l'Époque moderne. Les textes sont connus, ils ont été publiés (Ordonnance de 1592: Placards de Flandre, t. II, pp. 35-39 - Ord. de 1595: L.-P. GACHARD, Analectes belgiques, t. 1er [seul paru], p. 212, note, Bruxelles, 1830. La réponse du Cons. de Flandre à cette ordonnance a été publiée dans Messager des Sciences histor., [t. XXVIII], 1850, pp. 374-384. - Ord. de 1606: V. Brants, Ordonnances des P.-B. Sous le règne d'Albert et Isabelle, t. 1er, pp. 286-287.) et étudiés, il y a un siècle déjà, par J.-B. Cannaert (J.-B CANNAERT, Olim, procès de sorcières en Flandre, pp. 6 et ss., Gand, 1847.), plus récemment par H. Pirenne (H. PIRENNE, op. cit., t. IV, p. 347, note.), M. l'abbé Pasture (A. PASTURE, La restauration religieuse aux P.-B. catholiques, pp. 49 et ss., Louvain, 1925. - Du même, La sorcellerie, Collationes dioec. tornacensis, t. XXXIII, 1938, pp. 85 et ss.), le R. P. de Moreau (E. DE MOREAU, art. Belgique, Dict. d'hist. et de géog. ecclés., t. VII, col. 649.) et H. J. Elias (H. J. ELIAS, Kerk en Staat in de zuidelijke Nederlanden, pp. 38 et ss., Gand, 1931). Mais il n'apparaît pas que, faute de se replacer dans l'atmosphère du temps, ces historiens aient remarqué le caractère lénitif de cette législation.

      Si l'on adopte l'opinion de nos savants prédécesseurs, à savoir que l'époque des Archiducs (1598-1621) marque le moment où « le crime de maléfice se substitua au crime d'hétérodoxie » (H. PIRENNE, op. cit., t. IV, p. 347.), rien n'est plus logique que de conclure que les ordonnances antisataniques furent la porte ouverte à une superstition impitoyable et que les juges purent s'appuyer sur la violence des textes pour multiplier à plaisirs les bûchers.

      Mais, c'est là une erreur, engendrée, nous semble-t-il, par plusieurs motifs. D'abord, parce que la plupart des procès publiés se rapportent à l'époque archiducale, et cela même provient de ce que les archives sont alors plus abondantes (on trouve fréquemment à la fin du XVIè siècle des dossiers entiers de procédure antisatanique), mieux conservées et plus accessibles paléographiquement. Ensuite, les plus retentissants traités de démonologie, après le Malleus, datent de la fin du XVIè ou du début du XVIIè sicèle. (Certes, il n'appartient pas à l'historien de minimiser la valeur des témoignages des démonologues. Ceux-ci constituent une source dont on pourrait difficilement exagérer l'importance: les Binsfeld, les Bodin, les Del Rio sont merveilleusement informés du sujet qu'ils traitent. Mais leurs ouvrages, d'allure générale, écrits par des clercs ou des juristes dans un but moralisateur ou en vue de préciser le droit, laissent dans l'ombre bien des aspects de la question et des plus intéressants. A fortiori, peut-on en dire autant des textes législatifs. Le côté strictement répressif excepté, la critique la plus subtile n'en peut tirer que des indications fort générales.) Enfin, la législation antisatanique semble précisément condensée dans les ordonnances de 1592, 1595 ou 1606, alors que les coutumes, de loin plus anciennes, ont été laissées dans l'ombre.

      Or, la seconde partie du règne de Charles-Quint et le début de celui de Philippe II, son fils et successeur, de 1535 à 1560, sont tout aussi sanglants, quant à la répression satanique, que le gouvernement des Archiducs. L'examen exhaustif des documents d'archives le prouve nettement. (Nous avons entrepris une enquête scientifique, - la première semble-t-il (cfr à ce sujet H. PIRENNE, loc. cit.), - sur la sorcellerie au Pays-Bas depuis la fin du moyen âge jusqu'au milieu du XVIIè siècle. L'étape initiale de ce travail nous a conduit à dépouiller avec exhaustion les archives d'une principauté, en l'occurence le comté de Namur. En ordre essentiel, il s'agissait de dépouiller les archives des greffes scabinaux, des cours de justice, du Conseil provincial et de la Chambre des comptes, soit environ deux mille registres et liasses. Nous avons, en outre, jeté de très nombreux coups de sonde dans les archives des autres principautés.) La fin du XVIè siècle et le commencement du XVIIè ne sont, en définitive, que la seconde et dernière grande étape de la persécution. Déjà, il y a de la fatigue parmi l'élite de la société, dont faisaient partie les juristes des cours supérieures, auteurs et interprètes de la législation. Les esprits forts haussent les épaules; pour cela, ils n'attendront ni Tanner, ni Von Spee, car déjà ils ont pour étayer leur jugmeent les messages de Guillaume Édeline, Jean de Beetz, Jacques Valek, Corneille Loos et Jean Wier. Combien d'émules ces persécuteurs ne firent-ils pas dans le dernier tiers du XVIè siècle!

      A la lumière de ce qui précède, examinons les ordonnances. Celle de 1592, après une longue énumération des cas de sorcellerie, énumération qui mange une grande partie du texte, cite les lois déjà existantes en la matière et suggère au pouvoir religieux armé du droit canon, d'user de son influence lors de la prédication et de la confession. Le document spécifie que le châtiment des coupables se fera selon les lois en vigueur, c'est-à-dire en excluant les procédés superstitieux et les moyens probatoires extra-judiciaires dont usaient certains juges. C'était là un réel allègement pour les inculpés, une garantie contre les raffinements de cruautés imaginés et souvent appliqués par les bourreaux. (E. HUBERT, La torture, Mémoires cour. de l'Académie royale de Belgique, série in-4°, t. LV, pp. 17-20, Bruxelles, 1898. -Deux remarques à ce sujet. L'A. Écrit (p. 20): « Et dire que des juges assistaient en personne aux tourments des accusés... comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, l'accomplissement d'un devoir professionnel ». Oui, c'était pour eux un devoir, afin d'éviter théoriquement les abus. Mais ils s'en dispensaient souvent. Cfr E. BROUETTE, Deux étapes de la répression de la sorcellerie dans le Luxembourg: les ordonnances de 1563 et 1591, Bull. de l'Institut archéol. du Luxembourg, t. XXI, 1945, p. 32. - Et E. H. d'ajouter: « Les comptes de justice nous révèlent... que souvent les magistrats charmaient l'ennui de ces sanglantes et interminables séances en se faisant servir de plantureuses collations et en buvant sec aux frais des contribuables! » En réalité, il s'agit là du banquet qui régulièrement clôturait les instances, que celles-ci se terminent par un acquittement ou une condamnation.) On y ajouta une recommandation où perce l'inquiétude de voir se développer le mal que l'on poursuit: il faudra agir avec grande discrétion, afin de ne pas enseigner la sorcellerie aux masses encore ignorantes. Sous des termes qui veulent être énergiques et même violents, cet édit se retranche derrière le droit canon et s'en remet volontiers à celui-ci pour agir plus par persuasion que par rigueur.

      L'édit de 1595 renvoie à celui de 1592. il renouvelle l'obligation d'agir « par les voyes juridiques et moyens raisonnables ». (Cette partie du texte est inédite, Gachard ayant négligé de publier le début de l'ordonnance et se contentant de le résumer brièvement. Texte aux Archives du Gouvernement grand-ducal à Luxembourg, Édits et Placards, reg. G, f° 229; la copie autrefois conservée à Mons (signalée par C. TERLINDEN, Liste chron. provisoire des édits et ord. des P.-B., règne de Philippe II, p. 281, Bruxelles, 1912) a disparu dans l'incendie de ce dépôt en mai 1940.) Les abus de la procédure, notamment celle par l'eau, y sont relevés. (Dénoncée comme inefficace en 1593 par les Facultés de médecine et de philosophie de Leyde. Sur cette épreuve, cfr J. BODIN, De la démonomanie des sorciers, p. 326. - P. BINSFELD, Tractatus de confessionibus, p. 157. - J . SCHELTEMA, Geschiedenis der Hexen processen, p. 69, Haarlem, 1828.) Cette épreuve, bien que sévèrement défendue, était fort répandue dans tous les pays: on faisait descendre lentement dans l'eau d'un puits ou d'une rivière l'accusé, dont on liait le pouce de la main droite à l'orteil du pied gauche et le pouce gauche à l'orteil du pied droit; le sorcier avéré surnageait, prétendait-on.

      Onze ans plus tard, l'ordonnance archiducale de 1606 illustre remarquablement notre point de vue. Après avoir rappelé l'obligation d'une procédure rigoureuse, le document stipule, - c'est la troisième fois, - de s'en tenir aux seuls moyens juridiques; suit le rappel de l'obligation de la rencharge et l'institution de juges spécialement commissionés auprès des cours rechérissantes pour la répression du satanisme, - cette innovation constituant une garantie nouvelle à l'égard des inculpés.

      Nous ne croyons pas forcer les textes en faisant remarquer que l'examen de ces trois ordonnances révèle de la part des autorités une double préoccupation. Premièrement, une répression effective de la sorcellerie. Dans la société chrétienne de l'époque toute hérésie doit être poursuivie. Au côté religieux s'ajoute un aspect social: le jeteur de sort est un criminel, il doit recevoir son châtiment. Point de vue religieux, point de vue social expliquent à satiété la législation antisatanique. Secondement, la crainte de voir se multiplier les bûchers. Punir, et rigoureusement, les coupables, certes; provoquer des hécatombes sous couvert de répression, non. Déjà sous Charles-Quint, le nombre même des exécutions avait nui à la cause de la répression: ne le remarque-t-on pas à la précision et au nombre des formalités procédurales?

      Mais on peut se demander quelle fut la portée pratique de ces actes législatifs.

      A l'exemple de l'autorité centrale, des Conseils provinciaux prirent des dispositions en vue de diminuer les abus tout en assurant une saine justice. Le Conseil de Flandre nomma le 9 juin 1606 six juristes spécialement habilités en matière de satanisme (V. BRANTS, op. cit., t. 1er, p. 292.) et le 22 janvier 1608 il prit un édit concernant la rencharge, l'emprisonnement, l'examen et la torture des sorciers. (Ibid., t. 1er, p. 374.) A Namur, le 4 décembre 1623, le Conseil provincial, se référant à l'ordonnance gouvernementale de 1606 et « prenant égard à la longueur et fraiz qui résultent de l'instruction de ces matières criminelles », désigne quatre avocats pour y vaquer par avis. (Archives de l'État à Namur, Conseil provincial, Registre aux Sentences (1620-1634), f° 220 v° et 221.) Le 14 juin 1630, ce nombre est porté à sept. (Ibid., Registre aux Sentences (1630-1635), f° 32 et 32 v°.) Dans le Luxembourg, cette province où le satanisme semble avoir sévi le plus tôt (N. VAN WERVEKE, Kulturgeschichte des Lux. Landes, t. 1er, p. 288. Luxembourg 1924.), les autorités prennent des mesures restrictives en ce qui concerne l'autorité des juges locaux en 1563 et 1591.

      Il est certain, d'autre part, que les mesures édictées en haut lieu ne restèrent pas lettre morte. Sans doute, y eut-il encore des poursuites intentées contre ceux qui ont outrepassé leurs pouvoirs (E. BROUETTE, op. cit. A Floreffe (compté de Namur), le maire fut condamné pour avoir dépassé les limites autorisées en fait de torture (Archives de l'État de Namur, Conseil prov., liasse 1278). A Golzinne (id.), le bourreau a usé de « poucettes » lors d'un interrogatoire: il est condamné (ibid., liasse 1305). Jean Jacquet, bailli de Saint-Amand les Fleurus, fut condamné pour avoir quitté l'audience pendant la séance de torture et avoir permis ainsi au bourreau de torturer l'inculpée avec excès (ibid., liasse 13). La modération dans la torture était ainsi toute relative. Binsfeld (Tractatus de confessionibus..., p. 660) affirme: « homonibus non magin in teromentiis quam deliris et furiosis bestiis, ita ut rei saepe vitam aut amittant aut miseram servent ut magis mori quam vivere saniori judicio ixoptandam foret ». D'après Del Rio (Disquisitionum magicarum, t. III, p. 63), le mode de torture était à l'arbitraire du juge, mais celle-ci devait être modérée par son sentiment d'humanité et d'équité.); ajoutons-y des réparations d'honneur obtenues par d'aucuns qui avaient été injuriés du nom de sorcier. (Jean Massonet, de Perwez-lez-Andenne (princ. de Liège) fut condamné à un voyage à Saint-Jacques de Compostelle pour diffamation semblable (Archives de l'État à Namur, Greffes scab., P.-lez-A., liasse 43). A Namur, Pierre Delimoy obtint réparation contre Georges François et son épouse qui l'avaient traité de sorcier (ibid., Conseil prov., liasse aux Sentences (1610-1611). Le maire de Fosse (princ. de Liège) fut condamné à des dommages et intérêts pour avoir poursuivi une femme comme sorcière sans preuve ni présomptions suffisantes (Archives de l'État à Liège, Grand greffe des Échevins, reg. 328, f° 226. Document disparu en décembre 1944 lors de la destruction partielle du dépôt par une bombe volante allemande). Autres exemples pour la Flandre dans J.-B. CANNAERT, op. cit., pour Spa dans A. BODY, Spa, histoire et bibliographie, Spa, 1892.)

      Ainsi l'examen de la législation antisatanique des Pays-Bas bouscule des légendes, rectifie bien des erreurs. Il est évident qu'il y eut dans le dernier quart du XVIè siècle une crise de conscience qui eut sa répercussion dans la législation laïque à l'égard des sataniques.

      La dernière ordonnance des souverains des Pays-Bas en la matière fut celle du 31 juillet 1660, dont le texte révèle la nonchalance des juges vis-à-vis de la répression. (Placards de Flandre, t. III, p. 219.) En réalité, les grands jours de la sorcellerie sont passés et les cas d'application de ce document deviennent rares.

      Dans la principauté de Liège, le mandement d'Ernest de Bavière du 30 décembre 1608 règle la procédure à suivre. D'après le préambule, la justification des poursuites réside dans le fait que l'extirpation du mal est un sacrifice agréable à Dieu et une nécessité pour la protection des créatures. La procédure se déroulera devant deux échevins délégués et les dépenses supportées par la commune de l'accusé. (M. L. POLAIN, Ordonnances de la principauté de Liège, 2è série, t. II, p. 290, Bruxelles, 1871.)

      L'enfance, que la sorcellerie n'avait pas épargnée (J. ERNOTTE, La sorcellerie dans l'Entre-Sambre-et-Meuse, Wallonia, t. XVI, 1908, p. 120. - A. DINAUX, La sorcière de Préseau, Archives hist. et littér., nouvelle série, t. I, 1837, pp. 232-237. - C. ROUSELLE, Des procès de sorcellerie à Mons, pp. 7-19, Mons, 1854. - T. LOUISE, op. cit. - C. MASSON, Le dernier procès de sorcellerie au pays de Liège [Jean Delvaux âgé de quinze ans], Revue de Belgique, t. XXVI, 1877, p. 186. - E. PLAIN, La vie à Liège sous Ernest de Bavière, Bull. de l'Institut archéol. Liégeois, t. LV, 1931, p. 121. - P. HEUPGEN, Les enfants devant la juridiction répressive à Mons du XIVè au XVIIè siècle, Bull. de la Com. Royale des anciennes lois et ordonnances de la Belgique, t. XI, 1923, pp. 205-236. - Du même, Enfants sorciers en Hainaut au XVIIè siècle, dans la même revue, t. XII, 1933, pp. 457-479. - E. BROUETTE, Quelques cas d'enfants sorciers au XVIIè siècle, La Vie wallonne, t. XXI, 1947, pp. 133-138.), attira également l'attention des autorités. Le 13 juin 1590, l'évêque de Tournai ordonnait au sujet des gamins et des fillettes convaincus de sorcellerie: « Les premièrement bien catéchiser et instruire et, par après, induire à bonne contrition et abomination d'ung exécrable péché, puis après les envoyer à la confesse et d'en user aussy des exorcismes, s'il est besoin » (J. J. E. PROOST, Les tribunaux ecclésiastiques en Belgique, Annales de l'Académie d'archéologie de Belgique, 2è série, t. VIII, 1872, p. 82.). A leur tour, les Archiducs de promulguer une ordonnance, datée de 1612, réprimant les abus de la justice à l'égard des enfants sorciers. Il fut défendu de les mettre à mort en dessous de l'âge de la puberté; les juges se contenteront de les faire assister au supplice de leurs parents, de les fustiger et de les garder quelque temps en prison ou mieux de les confier à quelque maison religieuse aux fins de rééducation. (En réalité, il s'agit de la codification d'une jurisprudence déjà ancienne. Textes dans C. FAIDER, op. cit., t. II, p. 485. - P. HEUPGEN, Enfants sorciers..., pp. 460-465.)

      Louis XIV, par l'ordonnance de 1682, fit cesser en France les poursuites contre les sorciers. L'ère du satanisme est close. Et nous ne voulons mentionner en terminant que le discours prononcé devant la cour de Liège en 1675 par l'avocat Hautefeuille, discours intitulé « Plaidoyez sur les magiciens et sur les sorciers, où l'on démontre clairement qu'il n'y peut avoir de ces sortes de gens ». (Bibliothèque Nationale, Rés. 38230.) Qui eut oser un siècle plus tôt entreprendre une telle démonstration devant un tribunal?


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      A l'Époque moderne, la sorcellerie est justiciable des tribunaux laïques. On sait qu'indépendamment du privilège du for, l'ancien droit distinguait les délits portant sur les matières religieuses, que connaissait le tribunal de l'évêque, l'officialité, des infractions au droit séculier, réservées en principe à la justice laïque, au tribunal comtal, plus tard les échevinages et les divers rouages de la justice du siècle. (Sur les tribunaux ecclésiastiques, officialité et inquisition, voir surtout P. FOURNIER, Les officialités au M. A., Paris, 1879. - T. DE CAUSSON, Histoire de l'inquisition en France, 3 vol., Paris, 1888-1889. - L. TANON, Histoire des tribunaux de l'Inquisition en France, Paris, 1893. - H. C. LEA, Histoire de l'Inquisition au M. A. (trad. S. REINACH), 3 vol., Paris, 1900-1902. - Mgr DOUAIS, L'Inquisition, ses origines, sa procédure, Paris, 1906. - L. FEBVRE, Notes et documents sur la Réforme et l'inquisition en Franche-Comté, Paris, 1911. - C. MOELLER, Les bûchers et les autodafé de l'inquisition depuis le moyen âge, Revue d'hist. ecclés., t. XIV, 1913, pp. 720-751, et t. XV, 1914-1919, pp. 50-69. - J. GUIRAUD, Histoire de l'inquisition au M. A., t. 1er et II [seuls parus], Paris, 1935-1938. Sur la compétence du juge à raison de la qualité des personnes, voir P. FOURNIER, op. cit., pp. 64-77. - A. VAN HOVE, Étude sur les conflits de juridiction dans le diocèse de Liège à l'époque d'Évrard de la Marck, pp. 150-155, Louvain, 1900.)

      A l'âge d'or de l'Église médiévale, au moment de l'apogée du monde clérical, l'officialité connaissait non seulement des cas strictement religieux, comme de la simonie et du sacrilège, mais attirait à soi, sous prétexte que celles-ci étaient intimement liées à la religion, l'ensemble des causes appelées mixtes, ainsi le mariage, les conventions matrimoniales, l'usure, etc.

      Les princes laïques luttèrent de tout temps contre l'envahissement du spirituel dans le monde des tribunaux. (Pour le moyen âge, signalons l'étude de P. FOURNIER, Les conflits de juridiction entre l'Église et le pouvoir séculier, Revue des questions histoir., t. XXVII, 1880, pp. 432-464. Pour les Pays-Bas au XVIè siècle, cfr le livre cité d'A. VAN HOVE. Ces deux études donnent une idée de la complexité des questions abordées. L'inquisition d'Espagne fut-elle un simple instrument entre les mains de la royauté? Question débattue. Contrairement à l'opinion d'Hefelé, de Gams et du cardinal Hergenröther, l'historien américain Les (A history of the Inq. of Spain, t. IV, pp. 218-249, New-York, 1907) repoussent la théorie séduisante du développement parallèle de l'Inquisition et de l'absolutisme espagnol, tout en reconnaissant que l'Inquisition fut un facteur de l'unification territoriale et administrative. Des arguments ont été apportés de part et d'autre. Il semble bien que sur cette question le dernier mot n'ait pas été dit.) La lutte suivit la courbe ascendante de la puissance séculière. Lorsque l'épreuve de force se fit au profit de cette dernière, des concordats fixèrent des bornes au domaine juridique de l'Église. Presque partout, celle-ci perdit la connaissance des causes mixtes.

      A la vérité, bien que cause mixte dans toute la force du terme, la sorcellerie échappe souvent à l'officialité. La détermination exacte de compétence n'avait que rarement fait l'objet d'un texte législatif et la solution empirique du premier évoquant ne pouvait s'imposer sans de nombreux conflits. (A. VAN HOVE, op. cit., passim.) Certains juristes ont même prétendu que la sorcellerie échappait complètement à la justice de l'Église en tant que crime capital puni de mort. (J.-B. VAN ESPEN, op. cit., t. IV, p. 1351.) Mais cette assertion n'est juste que dans une certaine mesure. Conformément au droit canon, le tribunal ecclésiastique ne pouvait prononcer de peine entraînant effusion de sang. Si le crime devait entraîner la peine de mort, - comme c'était en principe le cas de la sorcellerie, - le coupable était livré à la justice séculière, qui commençait un nouveau procès, appliquait les peines afflictives ou absolvait, si les preuves ne lui semblaient pas suffisantes.

      Prenons l'exemple du concordat de Liège de 1542 établi entre le prince-évêque comme chef spirituel de son diocèse et Charles-Quint. (Texte dans Coutumes de Namur, éd. VAN DER ELST, p. 155, Malines, 1733.) La sorcellerie, y lit-on, sera du ressort du tribunal séculier, à moins qu'il y ait invocation des démons ou abjuration de la foi, auquel cas le crime sera de la connaissances des tribunaux de l'Église. Le texte ajoute qu'on suivra en cela ce qui est édicté à propos d'hérésie. C'est là un leurre. Sans doute, dans la plupart des cas, sorcellerie suppose invocation diabolique, mais la législation caroline réduit à néant la compétence épiscopale en ce domaine. L'État s'arrogeait du pouvoir de juger toute infraction aux placards, c'est-à-dire pratiquement toutes les manifestations extérieures de la sorcellerie, ne réservant à l'action répressive de l'Église que le domaine doctrinal, le champ de la conscience, soit peu de chose juridiquement. (Ceci a été mis en lumière par A. VAN HOVE, op. cit., p. 141, et L.-E. HALKIN, op. cit., pp. 101-104. Voir aussi A. ALLARD, Histoire de la justice criminelle au seizième siècle, p. 133, Grand, Paris et Leipzig, 1868. - J. J. E. PROOST, op. cit., p. 46, note 2.)

      Quelle fut l'action répressive de l'inquisition? On manque de précisions sur cette juridiction extraordinaire, (De même que les chanoines vivaient hors des cadres de la hiérarchie ecclésiastique, les inquisiteurs étaient en marge des juridictions ordinaires, qu'ils fussent impériaux, pontificaux ou épiscopaux.) les archives inquisitoriales n'étant pas parvenues jusqu'à nous. (Selon certains auteurs, les pièces des procès auraient été brûlées avec les condamnés (A. PIAGET et G. BERTHOUD, Notes sur le Livre des martyrs de Jean Crespin, pp. 218-220 Neuchâtel, 1930. - N. WEISS, La chambre ardente, p. 58, Paris, 1889). Selon d'autres, seule la sentence ou sa copie aurait été ainsi détruite (C. MOELLER, op. cit., p. 53, note 2).) L'activité des inquisiteurs présente des aspects divers. Comme l'écrit M. L.-E. Halkin, « ici, ils étaient vraiment des juges, là, ils apparaissent comme des conseillers spirituels, désireux d'éclairer les hérétiques plutôt que de les brûler, ailleurs leur rôle se rapprochait de celui du jury de nos cours d'assises ». (L. E. HALKIN, Histoire religieuse des règnes de Corneille de Berghes et de Georges d'Autriche, pp. 101-104, Liège et Paris, 1938.) Bref, les inquisiteurs étaient à la fois policiers et justiciers, pourchasseurs et réconciliateurs. Mais la poursuite de la sorcellerie leur compétait-elle? D'après les rares indices possédés, il semble que non, tout au moins pour les Pays-Bas et sur le fond même du procès. Là, les inquisiteurs se récusent, ici leur rôle est celui d'informateurs: experts en la matière, ils éclairent la justice.


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      Nous avons vu que contrairement à l'opinion courante, accréditée par les meilleurs historiens, ce n'est pas à la fin du XVIè siècle que se place la pointe de la répression satanique. Rares au XIVè siècle (Voir, par exemple, le procès de 1304 de Mons-en-Pevèle (près de Lille). J. HANSEN, Quellen..., pp. 516-517. Également A. MOLINIER, Lettre de rémission pour une femme accusée de sorcellerie (1354), Bibliothèque de l'École des Chartes, t. XLIII, 1882, p. 419. Plusieurs procès du XIVè siècle dans T. DE CAUZONS, op. cit., t. II, pp. 301-359.), déjà plus abondantes pendant le XVè siècle (Le premier procès de sorcellerie connu aux Pays-Bas date de 1408 (E. POULLET, op. cit., p. 278. - J. HANSEN, Quellen..., p. 527); le premier bûcher de 1441; il se dressa à Fleurus (actuel. Prov. de Hainaut, cant. de Gosselies) (E. BROUETTE, Procès d'autrefois à Fleurus, Bulletin de la Société royale paléont. et archéol. de l'arr. jud. de Charleroi, t. XIV, 1945, p. 51). Voici un renseignement précis pour le comté de Namur: les registres aux rencharges de la Haute Cour de Namur, qui sont complets des années 1441 à 1564, renferment trace d'un seul procès de sorcellerie pour le XVè siècle et de quarante pour le XVIè.), les instances foisonnent dès 1530 et la première moitié du siècle est aussi sanglante que la période qui s'étend de 1580 à 1620. (En ce qui concerne le comté de Namur, voici quelques chiffres illustrant notre point de vue. Nombre de sorciers sentenciés de 1500 à 1535: 49; de 1536 à 1565: 133; de 1566 à 1590: 27; de 1591 à 1620: 149; de 1621 à 1650: 43. Les causes de la régression des procès pendant la troisième période ne sont pas claires: perte d'archives, remise des procès en attendant des temps meilleurs (Pour les P.-B. La fin du règne de Philippe II est une période des plus troubles), attention détournée vers d'autres faits? - Statistiques parallèles dans E. VANDEN BUSCHE, Analectes pour servir à l'hist. de la sorcell. en Flandre, La Flandre 1875, p. 320 (pour le Franc de Bruges de 1580 à 1660). - E. BROUETTE, Deux étapes... p. 27, note 6 (pour l'Entre-Sambre-et-Meuse liégeoise de 1613 à 1659).) Malheureusement, dans l'état actuel des recherches, il est impossible de donner le chiffre même approximatif des bûchers qui s'élevèrent alors. (Tel est l'avis de M. l'abbé A. PASTURE (La restauration religieuse aux Pays-Bas catholiques sous les Archiducs, p. 53, Louvain, 1925) auquel il faut se ranger dans l'état actuel de la science. Voici, cependant, quelques chiffres que nous donnons sous les plus grandes réserves et sous bénéfice d'inventaire. N. VAN WERVEDE (op. cit., p. 335) estime à trente mille le nombre de procès évoqués devant les cours du duché de Luxembourg. - L. RAIPONCE (Essai sur la sorcellerie, p. 64, Dour, 1894) propose pour l'Allemagne, la Belgique et la France, le chiffre plus modéré de cinquante mille exécutions. - A. LOUANDRE (La sorcellerie, p. 124, Paris, 1853) écrit qu'au XVIè siècle il y eut neuf cents sorciers envoyés au supplice en quinze ans en Lorraine; en 1515, cinq cents à Genève en trois mois, mille dans le diocèse de Côme en un an. A Strasbourg, au dire de J. FRANÇAIS (loc. cit., p. 134, note 3), il y aurait eu en trois ans vingt-cinq bûchers pour cause de sorcellerie. Selon G. SAVE (La sorcellerie à Saint-Dié, Bull. de la Société philomatique vosgienne, année 1887-88, pp. 135 et ss.), le total des procédures anti-sataniques pour l'arrondissement de Saint-Dié s'élève à deux cente trente de 1530 à 1629. Pour toute la Lorraine, C. E. DUMONT (Justice criminelle des duchés de Lorraine..., t. II, p. 48, Nancy, 1848) estime qu'il y eut sept cent quarante procès de 1553 à 1669.) On peut seulement affirmer que peu de localités furent épargnées et que les cas d'exécution collectives, - on pourrait parfois dire en masse, - ne furent pas rares.

      Beaucoup de procès ont été publiés. Ceux de Gilles de Retz (S. REINACH, Gilles de Rais, Revue de l'Université de Bruxelles t. X, 1904, pp. 151-182. - L. HERNANDEZ, Le procès inquisitorial de G. de R., Paris, 1921.), des « vaudois » (La vauderie est une hérésie originaire de la haute vallée du Rhône. Mais, à partir du XVè siècle, les termes vaudois et sorciers deviennent synonymes. Abondante littérature sur ce sujet. Voir F. BOURQULOT, Les Vaudois du XVè siècle, Bibliothèque de l'École des Chartes, 2è série, t. III, 1846, pp. 81-107. - J. HANSEN, op. cit., pp. 408-415. - SOLDAN-HEPPE, Geschichte der Hexenprozesse, t. I, p. 528. - M. SUMMERS, The Geography of Witchcraft, pp. 475-476, Londres, 1927. - G. SCHNUERER, op. cit., t. III, p. 365.) d'Arras (A. DUVERGER, loc. cit.), de l'abbé Gaufridy et de Madeleine Demandolx (J. LORÉDAN, Un grand procès de sorcellerie au XVIIè siècle: l'abbé Gaufridy et Madeleine Demandola, Paris, 1912.) sont présents de toutes les mémoires, ils se détachent sur une toile de fond formé de centaines d'autres procès. Notre intention n'est pas d'ajouter à la masse éditée (Un catalogue complet des procès de sorcellerie serait un ouvrage de longue haleine. Le travail de relevé bibliographique a été fait pour les parties françaises des anciens Pays-Bas par F. ROUSSEAU, Le folklore et les folkloristes wallons, passim et principalement pp. 57-62, Bruxelles, 1921. (Pour le Luxembourg à compléter par L. GUEUNING, Bibliog. du folkl. Lux., Bull. de l'Institut archéol. du Luxembourg, t. 1er, 1925, p. 30). Sur un plan géographique plus vaste, comprenant également certains documents d'archives, mais s'arrêtant en 1528, voir P. FRÉDÉRICQ, Corpus documentorum inquisitionis haereticae pravitatis Neerlandicae, 5 vol. in-8°, Gand et La Haye, 1879-1905. J. HANSEN, op. cit., pp. 445-613, a relevé deux cent soixante-deux affaires de sorcellerie de 1245 à 1540.) la multitude de cas, la plupart fort semblables, qu'il nous a été donné de relever dans les archives. Nous n'en ferons connaître qu'un seul: celui d'Anne de Chanteraine, exécutée comme sorcière en 1625 à l'âge de vingt-deux ans à Warêt-la-Chaussée. (Ancien comté de Namur, actuellement province de ce nom, canton d'Éghezée.) Ce procès inédit (Il repose aux Archives de Namur, Greffes scabinaux, Warêt-la-Chaussée, liasse 33. - Conseil prov., Corresp. du Procureur Génér., liasse 119. Reg. aux Sentences, années 1620-1624.) nous paraît refléter fidèlement la mentalité des gens du peuple, campagnards timorés se croyant tous victimes des sorts et qui, d'aventure, sont appelés à juger une sorcière ou à témoigner contre elle. Il montre également le souci des autorités supérieures de rendre une justice sereine. Autant que faire se peut, nous laisserons parler les documents (Cfr. Appendice.).


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      En conclusion, la sorcellerie, qui est un des caractères les plus originaux de l'histoire sociale et religieuse du début de l'Époque moderne, doit être considérée comme parasitaire des troubles contemporains. Se propageant particulièrement dans les campagnes, dont les habitants sont, de nature, envieux, soupçonneux et niveleurs, la sorcellerie y progresse étonnamment. Les conditions qui contrôlent son évolution furent très différentes, semble-t-il, de région à région.

      Si l'on s'en tient aux chiffres connus, l'Europe occidentale paya un lourd tribu au satanisme. Nous manquons malheureusement de statistique exhaustive; il est vraisemblable que le dépouillement complet des archives fera table rase des exagérations de certains auteurs.

      Magiciens et devins ne tiennent guère de place dans les instances judiciaires. En général, les tribunaux furent plus cléments pour eux, réservant toute leur sévérité pour les jeteurs de sorts que la société considérait comme responsables de tous ses maux.

      L'examen critique de la législation antisatanique rectifie bien des erreurs. C'est un tort de considérer les XVIè et XVIIè siècles comme une période statique. Il y eut, pendant le siècle qui forme le cadre chronologique de cette étude, une crise de conscience qui se manifeste surtout dans la législation laïque: les soixante premières années du XVIè siècle furent une époque relativement anarchique; au contraire, à partir du troisième tiers de ce siècle, les textes juridiques se font nombreux et précis.

      L'Église dénonça le mal, puisqu'il avait un fondement religieux, et, autant que faire se pouvait, le poursuivit devant ses tribunaux. Mais son action répressive fut entravée par les concordats. L'action de la législation spirituelle, telle que la papauté la précisa, se limita à la prédication et à des recommandations aux juges laïques. Ce ne fut pas un vain mot et les conciles abondèrent dans ce sens. Le monde protestant n'échappa pas à la hantise de Satan, bien au contraire.

      Le pouvoir séculier défendit la société contre les sorts. Sa législation fut sévère, à première vue draconienne. Moins cependant que ne l'auraient été les juges ruraux livrés à eux-mêmes. Les juristes opposèrent la rigidité du droit au fanatisme de la superstition, la sérénité de la législation à la haine des campagnards prévenus, à la fois juges et parties. Ce fut un bienfait que l'obligation de al rencharge si souvent rappelée. Il est remarquable le souci des ordonnances de rappeler la nécessité de s'en tenir aux moyens de droit et d'écarter du système probatoire des procédés superstitieux ou sans garantie juridique. La nomination de juges spécialisés fut une nouvelle amélioration. Notons, d'ailleurs, le contrôle rigoureux des cours rurales, la possibilité des appels et le fait, peut-être le plus étonnant, des poursuites intentées aux officiers judiciaires coupables d'excès dans l'exercice de leurs fonctions. C'est un témoignage éclatant que la législation ne restait pas lettre morte.

      Les procès se font soigneusement, avec un désir profond de connaître la vérité. Leur durée n'est souvent qu'un signe de plus d'éviter l'erreur judiciaire. Il est manifeste, cependant, qu'ici aussi il y eut une évolution et que la fin du XVIè et le début du XVIIè siècle, malgré les horreurs de la statistique, y mit plus de forme et plus de pondération dans l'exercice de la justice.

      Le sorcier convaincu est condamné au feu. C'est la seule peine que connaît la loi. Mais cette sentence a de nombreux adoucissements. Le coupable est, aux Pays-Bas, étranglé préalablement. En outre, même si le sorcier est convaincu, il n'est pas rare de le voir condamné à des peines moins sévères: bannissement, fustigation, etc. l'acquittement de fait est fréquent, on le rencontre également de jure.

      Il est surabondamment prouvé que les frais de procédure grèvent le Trésor et que la confiscation des biens des condamnés ne rapporte que peu: la répression ne peut avoir eu un but de lucre.

      Plus que jamais la question de l'objectivité du sabbat reste brûlante. Hors du domaine de Clio, les controverses s'affrontent. Tout n'a pas été dit lorsqu'on a ironisé avec Montaigne, La Bruyère et Voltaire, ou pontifié avec Hugo et Michelet. Mais l'érudition historique répugne à s'immiscer sur le terrain, instable pour elle, de la théologie et de la pathologie mentale, et, à vouloir forcer notre science, nous serions à la fois plus exigeants et moins compétents que les démonologues contemporains de la grande marée satanique du XVIè siècle.


Les Isnes (Belgique)

ÉMILE BROUETTE.      


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APPENDICE


PROCÈS D'ANNE DE CHANTRAINE
(1620-1625)


      Au début de mars 1620, le sergent de la cour de Warêt-la-chaussée arrêta une jeune fille de dix-sept ans, Anne de Chantraine, qui s'était récemment établie dans le village, chez son père, et qui avait réputation de sorcière. Enfermée dans la prison de l'échevinage, elle comparut dans la première quinzaine du mois devant le maire, Thomas Douclet, et les échevins de l'endroit. Elle ne fait aucune difficulté pour raconter sa vie lamentable et fit les aveux les plus cyniques.

      Née à Liège d'un père marchand ambulant, c'est à peine si elle connut sa mère qui mourut quand elle avait deux ans. Son père la confia à l'orphelinat des Soeurs noires à Liège. La petite Anne y demeura dix ans et y acquit une instruction peu commune pour l'époque et certainement au-dessus de sa condition: la lecture, l'écriture, le catéchisme, la couture. A douze ans, elle fut placée par les bonnes Soeurs chez une veuve de la cité, Christiane de la Chéraille, fripière de son métier. Anne y ravaudait les hardes à longueur de journée.

      Un soir, elle vit sa maîtresse s'enduire le corps de graisse jusqu'à la ceinture et disparaître par la cheminée. Avant son départ, Christiane de la Chéraille lui recommanda d'agir de même. Ce qu'elle fit sans trop réfléchir. Passant alors par la cheminée, emportée par un souffle puissant, elle se retrouva en compagnie de sa patronne dans une vaste salle, pleine d'une nombreuse compagnie, où il y avait une grande table chargée de pains blancs, de tartes, de rôtis et de saucisses. On y festoyait et banquetait joyeusement.

      Anne s'avançait timidement vers la table, quand un jeune homme « au regard de feu » l'accosta poliment et lui demanda à « avoir affaire à elle ». Effrayée de l'audace de l'adolescent, Anne se troubla. Elle prononça une oraison jaculatoire et se signa. Aussitôt table et mets, salle de fête et joyeux convives, tout disparut. Elle se retrouva seule dans le noir, enfermée parmi les tonneaux vides dans la cave de sa patronne, d'où celle-ci la délivra au matin.

      Ce fut là le premier contact d'Anne de Chantraine avec les puissances infernales. Les suivants n'eurent plus ce caractère furtif. L'éveil de la chair lui fit d'abord connaître l'amour avec Christiane de la Chéraille. Elle s'adonna ensuite au sabbat avec toute la fougue de son âge. Elle y allait trois fois par semaine: le mercredi, le vendredi et le samedi et participait à tous les rites: danses dos à dos, copulation avec un démon, adoration du diable sous forme d'un bouc, etc. Elle reçut de al poudre magique et maléficia.

      Laurent de Chamont, le beau-frère de sa maîtresse, amant de celle-ci et roi des sorciers de la région, la remarqua bien vite. Il l'adjoignit aux quelques individus dont il était le chef et qui tiraient les avantages les plus pratiques de leur initiation satanique: par un procédé magique, ils s'introduisaient dans les maisons et y dérobaient argent, vaisselle, linges et vivres. C'est Laurent de Chamont qui coupait les poils des parties sexuelles à sa propre fille, à Anne, aux enfants de Christiane de la Chéraille et, les plaçant sur la paume de la main, les soufflait dans les trous des serrures: ainsi par l'action du diable s'ouvraient les portes des maisons et les couvercles des coffres.

      Mais la bande d'aigrefins se fit bientôt prendre. Laurent de Chamont et Christiane de la Chéraille furent brûlés. Leurs complices se dispersèrent. Six semaines après, arrêtée à son tour, Anne fut, après procès, sentenciée au bannissement. Quittant la principauté de Liège, elle vint chez son père qui s'était fixé à Warêt, mais n'y osant rester, elle se loua comme vachère chez un fermier d'Erpent, à quatre lieues de là, Laurent Streignart, personnage louche, lui-même soupçonné d'hérésie.

      Tels furent les aveux d'Anne de Chantraine. Ils suffisaient à entamer les poursuites. Son procès fut commencé aussitôt. Le 17 mars, le maire de Warêt demandait au Conseil provincial un procureur pour l'accusée et l'avocat Martin, de Namur, fut désigné. Mais, soit à cause des troubles du moment, soit affluence de procès, soit lenteur de l'appareil judiciaire, l'affaire resta six mois en suspens. Anne fut tout l'été de 1620 dans la prison de Warêt.

      Le 13 septembre, l'inculpée fut examinée à l'amiable. Le tribunal décida ce jour-là d'envoyer à Liège un de ses membres pour obtenir un complément d'information. Le résultat de cette démarche fut accablant pour l'accusée. Outre le procès-verbal des interrogatoires de Laurent de Chamont et de Christiane de la Chéraille, l'échevin rapportait les témoignages de Gaspard José, qui fut quelques semaines son patron après l'arrestation de Christiane, et ceux de Jean Agnus, son complice dans les vols effectués dans la cité. Tous la taxaient des pires turpitudes, l'accusaient de vols et de sorcellerie.

      Le 9 octobre, comparaissant à nouveau, Anne reconnut tous les griefs de l'accusation, en particulier de s'être donnée à un inconnu habillé de noir, aux pieds fourchus, qui lui apparut tandis qu'elle blasphémait parce que la chaleur avait dispersé son troupeau; dès lors, avouait-elle, les vaches s'étaient rassemblées d'elles-mêmes.

      Le 14 du même mois des témoins déposèrent. C'étaient deux femmes du village et une autre qu'on avait fait venir d'Erpent. La première savait que l'inculpée avait réputation de sorcière. Un jour qu'elle se sentit malade, elle se crut ensorcelée par Anne. Elle s'en plaignait à l'inculpée qui lui prépara des galettes. Dès qu'elle eut mangé la première, elle se mit à vomir et se sentit mieux. Le deuxième témoin était une amie de l'inculpée. Elle avait reçu ses confidences et elle en fit part au tribunal: banalités sur le sabbat et les poudres maléfiques. Un seul fait précis: un de ses enfants fut un jour empoisonné par Anne, mais celle-ci le guérit par la suite. Le troisième témoin déclara sous serment que la prisonnière avait guéri deux enfants ensorcelés en leur ôtant le charme, mais, par contre, avait fait mourir une jeune fille « qui résidait deux lieues arrière de Warêt ».

      Les préventions établies, le greffier de Warêt se tendit en rencharge à Namur, où, quelques semaines plus tard, le Conseil provincial délivrait un décret de torture « en vue de connaître plus avant des délits de l'accusée et de ses complices ».

      Le 5 décembre, le bourreau de Namur, Léonard Balzat, procédait à la torture. Cette séance fut brêve, inutile d'ailleurs, car, à part certains détails infimes, les tortionnaires n'apprirent rien, aucun nom de complice ne fut prononcé. On lit dans la sentence rédigée le lendemain par l'échevinage et proposée à la rencharge: « Vu les confessions d'Anne de Chantraine sur le fait d'avoir adhéré au diable et se donnez à lui, mesmes avoir par plusieurs fois eu copulation charnelle et se trouvez par trois fois le sepmaine et ès divers lieux aux danses et conventicules des sorciers et sorcières, requiert de la Cour qu'elle soit condampnée ès paines ordinaires des sorciers ou du moins fustigée et bannie à tout jiours, ou ès telle aultre paine corporelle que la Cour trouvera convenir ».

      Le 15 février 1621, nouvel interrogatoire, au cours duquel, Anne fit aprt aux juges de la manière dont Christiane de la Chéraille lui avait appris à guérir les maléfices: « Lorsqu'il se présent quelqu'ung empoisonné pour estre guéry: « Diable, veult-tu bien que je oste « à celuy là que tu as fait mestre le poison? », et ceste demande faicte le pren par desoulz le bras, le fait tourner un tour et aultrement dict les mêmes propos cy dessus et touchant sur la main de l'empoisonné, dist qu'il y at guérison et faist force thour ». Elle confessa avoir reçu quatre sous pour la guérison d'une jeune femme.

      Le 15 avril, Léonard Balzat fit sa réappartition à Warêt. Il s'agissait de soumettre l'accusée à la torture de l'eau froide et chaude qu'avait ordonnée la rencharge. Le surlendemain 17, la torture recommença. Cette fois, le bourreau déversa une eau presque bouillante dans l'entonnoir enfoncé dans la gorge encore douloureuse. Malgré ces deux séances, la religion des juges n'était pas encore éclairée. Anne de Chantraine n'avait pas fait connaître ses complices.

      Deux mois s'écoulèrent encore. Le 14 juin, Léonard Balzat revint. Il appliqua à l'inculpée le supplice de la veille, l'horrible torture des grands criminels et des sorciers. Elle persista dans ses déclarations, mais on ne connut rien plus avant.

      Le 16, cinq témoins venus de Liège déposèrent sur sa moralité. On entendit Conrad de Phencenal, qui avait été volé par elle de plusieurs plats d'étain; Anne de Chevron, à qui l'accusée avait dérobé du linge et des bijoux; Léonard de Vaulx et sa fille qui lui reprochèrent un vol de 300 florins. Un jeune marchand tailleur, Wauthier Betoren, déclara avoir été sa victime pour une pièce de toile, mais une amie d'Anne, une certaines Perpienne, lui avait donné vingt florins pour l'indemniser.

      Reconnue voleuse, sorcière avouée sous la torture, la sentence que le Conseil provincial allait prononcer ne devait étonner personne. Le 16 juillet, Guillaume Bodart, commissaire député, apportait à l'échevinage la sentence de mort « pour le crime de sortilège comis et confessé et avoir assisté à commettre plusieurs larcins de nuict par mesme sortilège ès maisons de bourgeois de la cité de Liège ». Le 23, la sentence était communiquée à la condamnée. Dans un sursaut de désespoir, la malheureuse nia tous ses aveux. Ainsi elle gagnait du temps, puisque seules entraient en ligne de compte les confessions librement reconnues.

      L'embarras des juges ne fut pas long. Aussitôt informés, les délégués du Conseil provincial confirmèrent le 26 la condamnation à mort d'Anne de Chantraine par une nouvelle sentence qui fut immédiatement lue à la condamnée. Lecture achevée, il lui fut demandé si toutes les confessions qu'elle avait faite étaient véritables. Elle répondit affirmativement. Le greffier et le geôlier s'étant retirés, un religieux vint la confesser.

      Pourquoi la sentence ne fut-elle pas exécutée? Aucun document ne justifie semblable carence. Les dénégations in extremis de al condamnée avaient-elles ému les échevins de Warêt. Des motifs de droit, des raisons de force majeure s'ajoutent-ils aux documents que nous possédons? Mystère. Toujours est-il que la condamnée vécut encore près d'un an dans la prison scabinale du village. On semblait l'avoir oubliée.

      Tout de même, durant l'hiver 1621-1622, le maire fit une nouvelle démarche à Namur. Le 9 décembre, il lui fut répondu que « les échevins devront ordonner, veuz les besoignes et enquestes tenues par les comis députez depuis la sentence rendue en la cour de Warêt le vingt-unième de juillet, que la dicte sentence soit mise à deue exécution selon sa forme et teneure ». Le lendemain, on fit lecture de cette nouvelle sentence à Anne de Chantraine. Au confesseur, le Père Monceau, qui accompagnait le greffier, elle dit quelle était contente de mourir pour ses péchés, mais qu'elle persistait dans ses dénégations.

      Les juges temporisèrent encore. De longs mois s'écoulèrent. Il fallait une solution. En été 1642, le Conseil provincial décida le réexamen des faits avoués par l'accusée. Deux nouveaux conseillers étaient commis à l'affaire. Afin de faciliter l'enquête, on déplaça l'accusée. On l'enferma à Namur, dans la tour de Bordial, située au bord de la Sambre, au pied de la citadelle.

      Une nouvelle procédure commença. La torture joua-t-elle encore son oeuvre, ou affaiblie par deux années de prison sans espoir, l'accusée se laissa-t-elle aller à avouer librement, ou les juges passèrent outre à ses dénégations? On ne sait, cet épisode du procès étant entourée de mystère. Il semble qu'on se soit particulièrement intéressé au bon sens de la sorcière. Au début de septembre, ils demandèrent au geôlier s'il n'avait rien remarqué d'anormal à ce sujet. Il leur fut répondu le 12 que « dans les conversations journalières », le chipier, sa femme et aultres n'ont remarqué qu'elle seroit troublée d'esprit et de jugement ».

      Le même jour, le geôlier, porteur de ciseaux et de rasoir, lui coupa les cheveux, lui rasa toutes les parties du corps. Il s'en alla emportant ses vêtements, ne lui laissant en échange qu'une grossière chemise de jute.

      Mais les conseillers avaient des scrupules. Ils ne se contentèrent pas du rapport du geôlier, ils le firent comparaître. Interrogé sur le comportement mental de l'accusée, celui-ci fut moins affirmatif. Il déclara que « la dite prisonnière estoit bourde et ne scavoit ce qu'elle disoit, mais qu'à d'autres moments elle avoit son bon sens ».

      Le 27 septembre, l'inculpée fut exorcisée. On s'inquétait encore de l'entendement de celle-ci. Les juges firent venir la femme du geôlier. Interrogée si « ès devises et conversations journalières avec la dite prisonnière depuis qu'elle est en prison, elle n'a pas remarqué qu'elle soit troublée d'esprit et de jugement, » elle répondit n'avoir rien remarqué.

      Le 17 octobre, les conseillers délégués rendirent la sentence définitive: c'était la mort par le feu avec strangulation préalable. Dès ce jour, Anne fut ramenée à Warêt-la-Chaussée où devait avoir lieu au plus tôt l'exécution.

      Dans la nuit qui suivit, Léonard Balzat et son aide dressèrent le bûcher, vaste amoncellement de cent fagots achetés au village même. Au centre, des gerbes de paille furent disposées, on y pratiqua une alvéole où l'on mit un tabouret.

      A l'aube, Anne fut réveillée par le geôlier, le greffier de la cour et un religieux de l'ordre des Minimes qui lui annoncèrent la fatale nouvelle. On se mit en marche. Le bourreau attendait dehors avec une charrette, l'inculpée y monta. Arrivée à l'extrémité du village, là où se trouvait le bûcher, la condamnée ranima ses dernières forces. A haute voix, elle reconnut ses péchés, elle dénia être sorcière et ne se reconnut aucun complice. Léonard Balzat l'aida à enjamber les fagots, l'assit sur l'escabeau parmi la paille et brusquement l'étrangla. L'aide mit le feu à la paille et aux fagots. D'âcres volutes de fumée s'élevèrent rapidement. Le grésillement de la flamme s'entendit de toutes parts. Le bûcher brûla deux jours. A l'aube du troisième, les cendres furent dispersées aux quatre vents.

      Le souvenir d'une sorcière jeune, belle et célèbre devait hanter longtemps les esprits des villageois. On en causait souvent le soir à la flambée. Nul cependant ne connaissait son nom. Aucun folkloriste n'avait fait connaître son procès. Seul, dans sa Notice sur le village de Leuze (Annales de la Soc. archéol. de Namur, t. XXI, 1895, p. 481.), F. Chavée parle d' « une prairie sise entre Leuze et Wâret-la-Chaussée, fameuse par une sorcière et empoisonneuse liégeoise que Messieurs de la haute cour de Warêt y avaient fait périr par justice en l'an 1623 (sic) ».


Tableau synptique des principaux faits cités

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tableau synoptique des principaux faits cités

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Les confessions d'une possédée,
Jeanne Fery (1584-1585)


      « L'AN DE GRACE, mil cincq cent quatre vingt quatre, le dixieme iour d'Apuril, fut présentée à Monseigneur Illus. me et R. me Archeuesque et Duc de Cambray, Loys de Berlaymont, par M. François Buisseret, Docteur ès droicts, Archidiacre du Cambresis, et Official audit Seigneur Illus. me, Soeur Jeanne Fery, eagée de vingt cincq ans, natiue de Sore sur Sambre, Religieuse professe du couvent des soeurs noires de la ville de Mons en Hainaut, diocese dudit Cambray: l'ayant trouvée et apperçeüe empeschée et possessée des malings esprits. A la fin qu'il pleust audit Seigneur Archeuesque cognoistre du faict, et aduiser les moyens convenables pour sa deliurance. »

      Ainsi débute le Discours admirable et veritable, des choses advenuves en la ville de Mons en Hainaut, à l'endroit d'une Religieuse possesse, et depvis delivree. (Louvain, JEAN BOGART, 1586, petit in-8, 139 p. On signale aussi une édition à la même date, à Douai. Réédition: Discours admirable et véritable des choses arrivées en la Ville de Mons en Hainau, à l'endroit d'une Religieuse possédée et depuis délivrée. Mons, Léopold VARRET, 1745, petit in-8, 135p. Comme l'indique l'Avis au lecteur, le style a été retouché, sans altérer le sens. Réédition dans Bibliothèque infernale de Bourneville, Paris, s. d. (vers 1880). Bourneville était élève de Charcot.) Ce petit livre, rédigé et publié au lendemain même des événements, par autorité de Louis de Berlaymont, est une source de toute première valeur. Il se divise en deux parties, dont la plus intéressante sera pour nous la relation écrite par Soeur Jeanne elle-même, peu de jours après sa délivrance. Elle raconte l'origine et le développement de la possession diabolique dont elle fut de longues années la victime. Cette autobiographie s'arrête au commencement des exorcismes ordonnés par l'archevêque. Ceux-ci sont décrits en détails, et presque jour par jour, avec les dates, par ceux qui en furent chargés. Sous la direction personnelle de l'archevêque, ces exorcismes furent menés par François Buisseret, ci-dessus nommé, qui deviendrait ensuite et successivement évêque de Namur et archevêque de Cambrai, par Jean Mainsent, chanoine de Saint-Germain à Mons, et quelques autres ecclésiastiques. Ils étaient assistés par un médecin, des religieuses du même couvent, dont l'une, Soeur Barbe Devillers (Barbe Devillers fut élue supérieure des soeurs noires, au décès de Jeanne Gossart, en 1585, et le resta jusqu'à sa mort en 1620. cfr L. DEVILLERS, Notice sur le couvent des Soeurs Noires à Mons, Mons, 1874, p. 24. Extrait du Bulletin du Cercle archéologique de Mons, 3è série 6° bull., 1874.), fut constituée sa garde permanente, « une sage-dame expérimentée ès-accidents survenant aux femmes ». Dans une déclaration enregistrée par le notaire G. Van Liere, le 7 février 1586, tous « déposent et certifient être véritable tout ce qu'est contenu au susdit Discours, autant que à chacun d'eux respectivement touche et appartient. Comme l'ayant ainsi vu, et par y avoir assisté en personne... » (Reproduite dans le Discours, après la p. 137 (éd. 1586), p. 133 ss. (éd. 1745). )

      A quoi s'ajoute un acte latin des échevins et magistrat de Mons, en date du 23 février 1589, confirmant la vérité des faits rapportés dans le Discours, faits notoires et dont les témoins seront dignes de toute foi. On y ajoute que soeur Jeanne Fery, depuis la délivrance de sa possession, vit en bonne et pieuse religieuse. Elle mourut en 1620. (Pièce conservée, en original, aux archives du couvent des Soeurs Noires à Mons. Je remercie ici la Révérende Mère Supérieure, qui m'a obligeamment fait voir ces archives et prêté l'ex. de l'édition de 1745. Nécrologe du couvent de Soeurs Noires à Mons, éd. Devillers, dans Notice..., p. 38. Jeanne Fery mourut le 16 février 1620. Le Nécrologe se contente de signaler son décès sans faire allusion à la tragique histoire qui nous occupe.)

      Telle est la source de cette curieuse et étrange histoire. Nous n'aurons qu'à la suivre, d'abord dans le récit de la possession que rédigea la religieuse elle-même, ensuite dans le rapport des exorcistes. Seront insérés des extraits choisis de la relation autobiographique, qui permettront au lecteur de prendre un contact direct avec cette peu banale confession. Dans les notes et explications qui encadreront ces extraits, j'adopte la manière de parler du Discours, sans contester la réalité ni le caractère diabolique des événements qu'il raconte. (Dans les citations à faire, dans mon texte, du Discours admirable, je ne m'astreindrai pas à reproduire l'orthographe, mais seulement le texte, la grammaire et la ponctuation. Je donnerai chaque fois deux références, la première, à l'éd. de Louvain, la deuxième à l'éd. de Mons 1745.) Ce n'est qu'en manière de conclusion qu'il sera loisible de laisser voir certaines difficultés et que peut-être, du moins sur certains points, une autre explication reste possible.


LA VIE TOURMENTÉE DE JEANNE FERY


      Jeanne Fery est née à Solre-sur-Sambre, petite bourgade à une vingtaine de kilomètres sud-est de Mons, en 1559. Son enfance semble avoir été assez malheureuse. Son père buvait et il était d'un tempérament violent. C'est du moins ainsi qu'il nous apparaît dans l'unique incident qui nous est rapporté sur lui. Elle-même était, disent les exorcistes, « douée d'un très vif entendement et bon esprit »; ils décrivent aussi « son naturel, qui était, d'entendre et de traiter volontiers choses hautes et grandes ». (Discours, p. 33 et 32; p. 31 et 30.) Elle s'obstinera dans la discussion sur le mystère de l'Eucharistie, ainsi que nous le verrons plus loin.

      La possession commença très tôt. « Un jour, déclara le démon, sur les dix heures du soir, retournant le père de la taverne, rencontra sa femme (qui l'allait requérir) ayant l'enfant entre ses bras: lequel se fâchant contre elle, donna son enfant au diable; en vertu de laquelle donation, il (le démon) eut puissance d'assiéger et continuellement voltiger à l'entour dudit enfant, jusques à l'âge de quatre ans, auxquels étant parvenue, tâcha d'avoir son consentement, afin d'être pris et reçu pour père. » La religieuse, parlant cette fois en son bon sens, confirma le récit que le diable avait fait par sa bouche, « nommant le lieu et les personnes présentes, qui toutefois n'oyaient ni ne voyaient le diable traiter lors avec elle ». (Discours, p. 30 s. ; p. 28 s. On sait que dans ces colloques d'exorcistes et de diables, ces derniers se servent de la possédée comme d'instrument pour parler et agir. Dans le cas de Jeanne Fery, on ne voit pas bien si elle se montre consciente ou non de ce qui s'est dit au cours de ces entretiens. Il semble souvent que non. Quand les démons chargèrent par ses membres, comme nous verrons plus loin, le prélat et d'autres ecclésiastiques, de coups de poings et de pieds, elle ne se souvint pas ensuite de ce qui s'était passé. Discours, p. 63; p. 60.)

      A la suite de circonstances que nous ignorons, la petite fut recueillie chez les Soeurs Noires de Mons, où elle avait une grand'tante, Jeanne Gossart, qui fut ensuite supérieure. Écoutons-la elle-même. (Jeanne Gossart mourut trois mois avant la fin des exorcismes, le 17 août 1585; Barbe Devillers lui succéda. On ne voit pas qu'une autre garde ait été donnée à Jeanne. - Le texte reproduit ci-dessus, Discours, p. 90; p. 87.)

      Le sçay, que par la malediction de mon père, i'ay esté mise en la puissance du diable, & séduite, en l'eage de quatre ans, par la suggestion du diable, se presentant à moy, comme beau ieune homme, demandant d'estre mon pere: me presentant quelque pomme & pain blanc: duquel ie fus contente. Et puis lors, le tenant tousiours pour père, pour les doulceurs lesquelles il m'apportoit: m'entretenant tousiours en ceste fasson, iusques à l'eage de douze ans. Et auec luy encore vu autre, lequel me seruoit, que quand i'estoye petit enfant, il me garantissoit, que ie ne sentoy point les frappures, lesquelles on me donnoit.

      A douze ans, son éducation terminée, elle quitte le couvent. On la place chez une couturière de la ville, sans doute pour y faire son apprentissage. C'est alors que les démons se mettent à lui extorquer des pactes écrits. Ces engagements se superposent les uns aux autres et l'attachent chaque fois et de façon plus étroite à de nouveaux démons. (Discours, p. 90-64; p. 87-91.)

      Estant lasse en la religion, & aussi vsante de leur conseil, ay voulu moy retirer en la maison de ma mere, pensant trouver plus de liberté. Toutefois, afin de m'apprendre d'auantage pour mon bien, ie fus remise à Mons, à la maison de quelque cousturière; Ayant là beaucoup de liberté, me vint persuader qu'il failloit, que ie chageasse ma vie, & que i'auoy assez menée la vie d'enfant: & que ie n'estoy ignorante, qu'estant petit enfant, ie j'auoy prins pour pere. & qu'il falloit pour cela, que ie feisse ce qu'il me commanderoit: autrement qu'il me feroit la torutre qu'il me demonstroit: Et qu'va chacun viuoit ainsy comme il m'apprendroit, mais qu'on ne le pouuvoit declarer l'vn à l'autre. & que toutes les creatures voyoient ainsy choses inuisibles, & qu'ils parloyent ainsy visiblement à tous. Mais pource que j'auoy esté si long temps en religion, n'auoy encor experimenté ce que les mondains faisoient, me presantant pour ma nourriture tousiours tout ce que ie pourroy desirer, que ie le feisse. & mesme vsant de grande menasse, pour ce que librement ie ne vouloy consentir.

      Lors me vint à demander, si i'estoy contente de luy donner ce qu'il me demanderoit. & moy incontinent ie me soubmis à tout ce qu'il me demanderoit. Incontinent le consentement donné, vne multitude vint, & estant en leur presence, toutefois auec craincte que i'auoy d'en voir autant, car ie n'auoy iamais accoustumé que d'en voir deux ou trois.

      Lors l'vn d'eux me feit prendre de l'encre & du papier: là où il me feit escrie, que ie renonçoy à mon Baptesme, à mon Christianisme, & à toutes les ceremonies qui estoient le l'Eglise. Laquelle obligation faicte, & signée de mon propre sang, auec promesse de iamais la rappeller, voir plustost endurer tous les martyrs qu'il seroit possible d'endurer: ou si ie la rappeloy, que ie leur protestoy, que c'estoit par la constraincte.

      Estant l'obligation faicte, & plyée fort petitement, me la feit aualler auec vne pomme d'orange, la sentante fort doulce iusques au dernier morçeau: lequel morçeau auoit vne amertume si grande, que ie ne la sçauoy endurer. Et depuis alors i'ay tousiours eu grande detestation contre l'Eglise, l'abhorrante de tout, & cherchante depuis lors tous les moyens de la pouuoir fuïr & me cacher d'elle, auec beacop d'iniures, desquelles des-ja i'vsoy contre l'Eglise, me ouuernant tousiours en toute malice & peché.

      Estant venue plus auant, que l'on me parloit de moy faire reçeuvoir le Corpus Domini, & eux l'ayant en grande detestation, me vindrent à tourmenter, à encor d'auantage me menasser d'en faire plus, qu'ils ne me menassoient, si ie consentoy de le reçeuoir: me faisans promettre, que quand ie l'auroy, que i'en vseroy selon leur conseil. Et estant du tout à eux, me feirent donner ma langue à l'vn d'eux, affin qu'estant deuant le prestre, ie ne pourroy sinon parler autant que bon leur sembleroit: faisant tousiours mes confessions selon leur volonté.

      Le iour venu que ie me debuoy presenter à la table, leur auoy promis que c'estoit tout par feinctise, mais seulement pour obseruer les coustumes de ceux, auec ie viuoy: & m'auoient donné vn grand desgoustement de la saincte Hostie, m'ayans parauant en son despit faict manger beaucoup de succries, mesme estant à la messe. Estant venue deuant l'autel, & ayant reçuë l'hostie en la bouche, incontinent estant retirée de costé, la tiray hors, pour la moleste & doleurs lesquelles ils me foisoient à la gorge, & la iectay en mon mouchoir. Estant retournée au logis, prins vn blanc linge fort délicat, & la mis dedens: toutefois point de leur conseil, car ils vouloient que ie la frappasse en vn lieu prophane. L'ayant mise en ce linge, l'hostie fut transportée arriere de moy diuinement.

      Et moy, comme ie consideroy la reurence, que ie voyoy que les autres portoient à ce Sacrement, m'esmerueilloy: & leur demandoy que ce pouuoit estre, & quelle simplesse c'estoit d'adorer si petite chose. Mais ils ne me sçauoient rendre la resolution; & ne cessoy de la demander à la femme, là où ie demouroy, desirante de sçauoir la chose plus amplement, pour ce que i'auoy veu, que de foymesme elle se transportoit arriere de moy.

      Eux voyans, que contre eux ie desiroy telle chose, estans a-irez [irrités] contre moy, basphemans contre la saincte Hostie, me feirent encor, bonne espace apres, faire vn escript, par où ils me faisoient renonçer à ceste meschante Communion des Chrestiens, & ce faulx Dieu, lequel ils adoroient comme vn meschant mis en vne croix; & aussy au sainct sacrifice de la Messe. & que toutes & quantes fois que ie le voyroy leuer en la Messe, pour l'adoration que ie luy feroy, ce seroit de luy cracher au visage secretement, en l'injuriant, blasphemant, & faisant iecter mes yeux sur l'hostie; affin de luy monstrer qu'en despit de tous les Chrestiens, ie luy faisoy telle iniure, leur promettant des alors d'adorer leurs dieux, & obseruer toutes leurs ceremonies, en chacune sorte qu'ils vouldroient.


      Cette obligation, faite et écrite de son sang, ils « la jetèrent en (son) propre corps ». Ils lui firent une autre, « laquelle écrite, ils la gardaient hors de (son) corps ».

      Quand elle communiait, pour se conformer à l'usage, les démons la tourmentaient violemment, « pour ce qu'ils ne savaient supporter sus eux le poids de la sainte hostie ». Elle convint avec eux qu'ils sortiraient tous de son corps les jours où elle la retiendrait.

      Ils la tourmentaient de même quand elle se rendait à l'église: « il me semblait, dit-elle, que je tirais de grosses masses de fer après moi... Pour éviter leurs peines et douleurs, je m'allais toutes les fois que je le pouvais promener à ma fantaisie ». (Discours, p. 94-96; p. 91-93.)

      Quand elle eut atteint ses quatorze ans, elle entra en religion chez les mêmes Soeurs Noires de Mons et commença son noviciat. Cela n'empêcha pas la possession de se développer et les exigences des démons de se faire plus tyranniques. (Discours, p. 96; p. 93.)

      Et estant venue plus auant, ayant, comme ils me disoient, l'entendement assez suffisant pour accomplir ce qu'ils vouloient faire de moy, & m'ayans du tout gaingnée contre l'Eglise, comme si iamais ie n'eusse esté en icelle, & mesme que i'estoye reuenue en la religion, me feirent promettre, que tout ce que ier feroy en icelle, ce seroit de leur conseil. Et me feirent encor faire vne obligation, par où ie leurs donnoy toute puissance & authorité sur mon ame & sur mon corps, donnante mon ame & mon corps du tout en leur puissance, leurs promettante que ie me laisseroy du tout gouuerner d'eux. & que quant à mon ame, ie leurs donnoy du tout à iamais, la soubmettante du tout en leur garde. Voilà les premeirs lyens par où ces meschants lyent ces poures [pauvres] ames, & par où ils changent du tout la creature en eux, telement que y estant des-ja absorbée, lyée, & assubiectie du tout auec eux, ne pouuoy faire nulle bonne oeuure, viuante encore brutalement, sans nulle congnoissance que c'estoit de Dieu, me laissans faire couuertement, & le plus legerement qu'il m'estoit possible, touchant la religion [la vie religieuse].

      Ils la laissaient cependant agir et travailler « avec modestie, comme les autres ». Toutes ces diableries restèrent donc profondément dissimulées. Personne ne conçut de soupçon, et la novice fut admise aux voeux. Elle avait sans doute environ seize ans. Ce qui provoqua une nouvelle et plus pressante intervention des diables.

      Estant proche de ma profession, & qu'on m'apprenoit & enseignoit en toute bonnne oeuure, & qu'il failloit, que ma volonté se soubmist du tout à autruy: estant venue à la nuict, & qu'il failloit que ie promisse les voeux de la religion, me feirent faire en la presence de plus d'vn milliers de diables, encore vne obligation, par où ie protestoy, que les voeux que ie feroy en publicq, estoit toute simulation. & que au lieu de donner mon obedience à Dieu & à mon Prelat, & ainsy des autres voeux, & que au despit de Dieu, là où i'estoy presente, ie leurs donnoy puissance & authorité de les tenir en leurs mains: & que ie ne me tenoy, & ne me tiendroy à iamais religieuse. Et pour signe que la chose estoit asseurée, leur donnay à eux ma profession, là où estoient escriptes toutes les promesses que nous faisons. Dont elle a esté rapportée par la puissance de l'Eglise, & malgré eux, à mon grand pere [c'est-à-dire, l'archevêque]. Ce temps là passé, empirante tousiours auec eux, toutefois me trouuante au mylieu de toutes mes consoeurs, lesquelles viuoient selon la loy de Dieu, auoy aucunefois quelques bonnes pensées: mais ne les sçachans endurer, au contraire ils m'iniurioient de beaucoup de meschancetés, & me contraignirent de leurs donner mon coeur, renonçant à toutes bonnes inspirations & bonne lecture, lesquelles i'eusse peu ouïr, retenir, & penser. Et me faisans faire encor vne obligation, pour à celle fin qu'estant escripte de ma propre main, & que l'ayans mise dessus mon coeur, ils eussent puissance de le gouuerner selon que bon leur sembleroit. me faisans promettre, que tous ceux que ie pourroy gaigner en leur mauuaise doctrine, ie le feroy: renonçant à la doctrine Catholique: me faisans aussy en la presence d'eux tous, renonçer au Pape & à ce meschant Archeuesque, auquel i'auoy promis mes voeux.

      La voilà religieuse, du moins en apparence. (Discours, p. 97 s.; p. 94 s. Les exorcistes et l'évêque ne semblent pas s'être posé la question de savoir si ces voeux, démentis à l'avance, étaient valides. Quand l'écrit de sa profession eut été rendu par le diable Namon, à qui elle l'avait livré, l'archevêque lui fit réitérer et ratifier ses voeux. Discours, p. 9; p. 8.) Les possessions ne s'arrêtent pas pour autant. Elle fut contrainte de livrer à un démon, nommé Namon, l'acte écrit de sa profession, et de nouveaux pactes - il y en eut jusqu'à dix-huit, comptés par les exorcistes - l'attachent de façon plus étroite à ses hôtes diaboliques. Elle fut en butte particulièrement aux exactions d'un démon, qui s'appelait Traître. Il use tour à tour de terreur et de séduction, il veut qu'elle s'engage à lui et à trois autres, à chacun de façon spéciale. En retour, il lui donnerait une science par où elle pourrait vaincre tous ceux qui lui parleraient. Cette promesse la décide. (Discours, p. 99; p. 96 s.)

      Estant curieuse de sçauoir celle science, qu'il me disoit estre si grande, ie fus contente. Dont la premiere obligation portoit, qu'il demandoit ma memoire. La seconde, pour le second diable, mon entendement. Et le troisieme diable demandoit ma volonté. Lesquelles trois obligations faictes, les mirent chacune en leur lieu, & en mon corps. Alors i'auoy tous mes sens lyez: & fus transmuée d'vne creature, en tout diable. Telement que ie ne pouuoy vser de nul sens, ny de nulle partie de mon corps, sinon aurant qu'ils me permettoient.

      « Ce méchant Traître », non content de cet engagement, lui en fit écrire un autre, « en caractères à sa guise », qu'il lui enseigna, et de son propre sang. Par cet acte elle lui donnait autant de puissance à lui seul qu'à tous les autres ensemble, et lui donnait le droit, si elle le rétractait, de la faire mourir, et de faire de son âme à sa volonté.

      En retour, Traître lui « amena encore un diable, lequel se nommait l'Art magique, et était ce diable en forme de quelque instrument fort plaisant et délectable aux yeux lequel Art, quand je le tenais en mes mains, je voyais et savais tout ce que je pouvais désirer: et me transportait de jour et de nuit là où que je désirais d'être ». Mais il n'est pas question de sabbat. D'autres démons encore l'assiègent et s'emparent d'elle; ils ont pour noms: Hérésie, Turcs, Païens, Sarrazins, Blasphémateurs. Tous ensemble l'amènent à renier la Croix. (Discours, p. 99-101; p. 96-98. Le texte reproduit, p. 102 s; p. 98 s.)

      Voicy ce meschant Heresie en la presence de Traistre, & de tous les autres meschans diables ensemblez en vne salle, me proposa la question qui estoit telle: Que comme ie portoy quelque pieçe de la saincte Croix; eux ne la pouuans souffrir, me feirent faire vne obligation, par laquelle ils m'y faisoient renonçer, non point seulement à la Croix, mais aussy à ce meschant Dieu, lequel se auoit laissé attacher en icelle: me faisant aussy renoncer au Sang, lequel auoit esté espandu en icelle: & par grands iurements renonçer à la redemption, que les Chrestiens auoient reçeuë en icelle, ne voulant tenir nullement du monde, ma saluation venant d'icelle, mais de tous les diables: me faisans aussy renonçer à ma creation, comme ne l'ayant receuë de Dieu, mais confessant que c'estoit d'eux tous, & qu'ils me conseruoient & gardoient par tout: me faisans aussy renonçer aux douze articles de la Foy, à tous les Sacrements de la saincte Eglise, à toutes les ieunes commandées en icelle: promettante de viure tout selon qu'ils m'enseigneroient.

      Estant l'obligation faicte & signée, me la mirent dedans le corps, auec grande ioye & exultation, qu'ils auoient d'auoir gaigné vne telle iournée, & que si facilement ie me condescnoy à leur volonté, me presnetans bancquets de toute sorte de viandes, & me promettans que plustost ils creueroient par le mylieu, que de m'abandonner: & moy semblablement pour eux, estant contente d'endurer toute sorte de tourmens, plustost que de moy retirer de leur compaignie. Ce que depuis lors i'ay bien experinmenté les doleurs intollerables qu'il m'a faillu endurer, affin de pouuoir estre retirée de leur puissance. Ostante lors de moy la ieçe de la saincte Croix, avec grande detestation, & auec grandes blasphemes alencontre, me la faisans fouller aux pieds, & faire beaucop d'autres iniures, l'ayant mise en quelque lieu, là où ils n'habitoient point auec moy.


      La possédée est jugée digne de cérémonies qui parodient les sacrements qu'elle a reçus. Nous voyons ici les onctions d'huile magique dont il est fréquemment question dans les affaires de sorcellerie, mais les effets n'en sont pas les mêmes. Là, il s'agit ordinairement de procurer un voyage à travers les airs. Ici, c'est un nouveau moyen de s'assujettir leur victime que recherchent les démons. (Discours, p. 103-106; p. 100-103.)

      Ayanc faict donc beaucop de promesses, & passé beaucop de iours auec eux, & me reprochans que ie n'auoy encor demandé nulle grace venante d'eux, me feirent demander de vouloir reçeuoir le Baptesme, à leur guise & fasson. Ce que je faisoy estant là presente, affin que ie voiroy que non seulement les parolles, mais aussy de faict i'estoy du tout à eux. Me feirent oster mes accoustremens, & me consignarent tous les membres de mon corps, auec huile fort excellente, me sembloit il; & beaucop d'aultres ceremonies qu'ils me faisoient faire, changeant toute sorte de vestemens, & chantant auec eux leur meschante mahomerie & parolles diaboliques. Me faisans aussy renonçer au Sacrement de Confirmation, & à la saincte Huile, laquelle i'auoy reçeu au front, & à la saincte Croix, par laquelle i'auoy esté consignée, me disans, qu'ils n'auoient point la puissance de moy confirmer du tout en eux, si premierement ie n'auoy renonçé à toutes les graces que i'auoy reçeuës en l'Eglise. Ayant reçeu le baptesme de eux, fus constraincte de viure, & de moy reigler tout selon eux; & me faisoient adorer plusieurs de leurs faux dieux. lesquels souuente fois me sembloit (& ce faisoient par ce diable qui s'appelloit l'Art) que en ma presence, ils dressoient tables & simulachres de beaucop de sorte, & mettoient leurs dieux auec grande reuerence, au plus hault de tout, auec chant meschant: mais alors m'estoit du tout delectable à ouïr: & moymesme ne chantoy & ne prononçoy nulles heures ny oraisons sinon de leur instinct. Lesquels faux dieux estans ainsy constituez en ce lieu, me faisoient monter au premier degré: & estant là, auec grandes clameurs & crys, ie luy promis ma foy, mon ame, & ma vie: leurs promettante que iamais ie n'adoreroy autre Dieu, sinon ceux qu'ils m'ensoigneroient. Ayant dict, ils m'embrassoient auec grande ioye, disans tous par leurs louanges, que iamais nuls de leur bande n'auoient lyé creature à eux, auec tant de lyens, comme moymesme. Me faisoient souuente fois feste de la ioye qu'ils auroient, quand ils me transporteroient de ceste vie en l'autre. laquelle auec eux attendoy en toute diligence & liberté, ne l'attendant point telle comme elle est, & comme ie l'ay cogneu depuis: estans si despits contre les images des Saincts, que quand ils me trouuoient que ie faisoy mes prieres ordianries, qu'ils m'auoient apprins, en quelque place que il y en auoit, ils me faisoient porter tousiours doleurs & tormens. & failloit que ie me rendisse si subiecte d'obseruer tout ce qu'ils me faisoient faire, que quand i'oultrepassoy, ils me faisoient confesser & cognoistre à ce meschant Heresie, de poinct en poinct, tout ce que i'auoy delaissé à faire: & me punissoient si cruellement, qu'ils failloit, que de tous l'vn apres l'autre, ie reçeusse quelque peine & grieue affliction. Et telles ceremonies & beaucop d'autres failloit que i'obseruasse tous ls iours, quand ie n'auoy point le moyen de iour, il failloit que i'obseruasse toute la nuict. Et quand l'Eglise me commandoit le ieune, c'estoit alors qu'ils m'apportoient & me contraignoient de manger de la chair, affin d'annichiler & du tout rompre la coustume des Chrestiens: & me contraignoient si fort, qu'ils me faisoient par leur mauuaistié [mauvaiseté] manger des meschantes bestes, & sorcelleries, lesquelles ils iectoient en mon corps, quand ie faisoy contre leur commandement. Et les grandes solemnités de l'an, ausquelles les Chrestiens se resiouyssent, c'estoit alors qu'ils me commandoient la ieune, & leurs obseruations, toutes contraires aux nostres: & estant en vne si grande seruitude, qu'ils me laissoient aucunefois auoir vn si grand faim, quand ie n'auoy point obserué leur ieune, que ce m'estoit, à bien dire, vne rage: car quand ie mangeoy, ils faisoient repoulser la viande hors de mon corps, iusques à ce que leur volonté s'y soubmettoit.

      Nonobstant ces pactes et ces liens multipliés, elle demeure en religion. Extérieurement, elle reste fidèle à ses voeux. Aucun reproche n'est formulé; aucun aveu ne permet de soupçonner quelque aventure amoureuse; aux yeux de ses consoeurs, rien n'apparaît encore de ses dispositions intimes, de son commerce prolongé avec les démons, des invitations qu'ils lui font à ce sujet (Discours, p. 107 s.; p. 103 s.)

      Me donnante du tout à vn diable, lequel se nommoit Vraye liberté, me disant, que si ie vouloy laisser & abandonner la Religion, en laquelle ie demoroy, qu'il me feroit la plus riche, & la plus grande princesse qu'il n'y auoit en toute la terre. Mais ie ne sçeu iamais abandonner ma religion, encor que ie le desiroy & consentoy: ils n'ont iamais eu la puissance de moy emmener. & me promettoient, que iamais nulle tromperie y auoit en eux. Et mesme en ma presence, faisoient tous sermens, en luer lieu solennels, moy promettans leur foy, que iamais ne seroy recerchée de nulle creature. Et ont plusieurs années tasché de moy auoir dehors: mais ils n'ont point eu la puissance. Et taschoient souuentefois de moy faire oster mes vestemens religieux: mais (ne sçachante la cause) ne le vouloy.

      Toutefois cestuy à qui i'auoy donné ma profession, qui estoit Namon, me contraignit d'oster mon scapulaire, lequel nous portons, qui sont tousiours benits, ne le pouuant endurer, pource que c'estoit contre la promesse qu'il auoit de moy, me feit achapter du drap, & le couldre, & le porter, sans nulle benediction. Ce que i'ay faict, & fort volontiers: car ie n'auoy riens pour alors qui m'estoit plus contraire, que ma religion, à cause que i'aimoy tout ce qu'ils aimoient.


      Un diable vient lui présenter une image, l'idole d'un dieu nommé Ninus, qu'elle façonna sur les indications reçues, et qui fut plus tard remise aux exorcistes et brûlée par eux. On la trouva aussi en possession de monnaies antiques, prises comme des images de faux-dieux. Jeanne leur rendait un culte en leur offrant les cadavres de petits animaux.

      Mais vient un nouveau démon, nommé Sanguinaire, qui voulut obtenir d'elle un « sacrifice non mort, mais vif, et de (son) propre corps ». Par violence et flatterie, il finit par lui arracher son consentement. (Discours, p. 109-111; p. 106-108.)

      Oyante tout cecy, me condescendis à leur volonté. Incontinent ce meschant diable entra en mon corps, portant sur soy lamme tranchante, & me transporta sus vne table: & me ayant faict mettre quelque blanc linge sur la table, affin de reçeuoir le sang, qui tomberoit de mon corps, & de le garder à perpetuité. Cela faict auec grand crys & doleurs me trancha la pieçe de chair hors de mon corps. & la mouillante dedens le sang, alloy presenter & sacrifier à Beleal ce meschant diable. Lequel le reçepuoit, en me faisant continuer trois iours ensuiuans, ce sacrifice si doloreux: & tranchoit tousiours, & interessoit nuuelle partie, & tousiours doleur sur doleur: me defendant & menassant encore de plus grand tourment, si ie le declaroy à creature.

      Et ce meschant Sanguinaire gardoit tousiours le linge auec le sang, affin qu'ils eussent double signature de moy. Et m'ont faict faire ce sacrifice encor beaucop de fois.


      Le démon déclara plus tard, par sa bouche, que « ces pièces étaient des parties nobles du corps de la religieuse et que les coupures étaient mortelles... » Elle les avait requis de « lui donner nouveaux diables, pour garder et consolider les endroits de son corps intéressé; afin qu'elle ne s'épuisât de son sang ». (Discours, p. 27; p. 24.)

      Dans ce drame, le tragique va croissant. Les démons excitent maintenant la religieuse à des profanations de plus en plus grièves de la Sainte Eucharistie. Ils lui font goûter de leur communion, « et cette communion était qu'ils prenaient quelque morceau, lequel morceau avait un goût fort doux, et avec grandes cérémonies ». Ils la contraignaient, les jours qu'elle avait reçu l'Eucharistie, à « la retirer de la bouche, et la cacher en quelque lieu secret, et avec commodité me la faisaient prendre avec injures ».

      Comme on voit, la question du mystère eucharistique la tourmente. Nous sommes à l'époque des grandes controverses sacramentaires, entre protestants et catholiques, entre luthériens, zwingliens, calvinistes et autres sectes. Un jour de procession, elle refuse de se mettre avec ses consoeurs pour adorer le Saint Sacrement qui passe; elle monte à l'étage pour être seule et « avoir moyen de le blasphémer à (son) aise ». (Discours, p. 115 s.; p. 111-113. Redescendue en bas, elle trouve, nous raconte-t-elle, un « autre personnage » qui lui dit « qu'il n'avait point la folie des chrétiens, et qu'il adorait le Dieu d'en haut, mais non point le Dieu, qu'on portait en ses mains... Et disputant longtemps à deux, nous accordâmes fort bien ensemble... Étant fort joyeuse d'avoir trouvé telle personne, laquelle était selon mon opinion. » L. c. Les exorcistes se sont-ils enquis de ce personnage? Une confrontation aurait peut-être donné quelques résultats.)

      Les diables l'excitent à des profanations plus graves encore. (Discours, p. 114; p. 110.)

      Me faisans prendre la pieçe de la saincte Croix, laquelle i'auoy caché arriere de moy, & vne saincte Hostie, & dirent que ie le crucifieroy encor vne fois, pour luy faire plus de honte & de despit. Ce que ie feis. Et prins le bois, & le mis sus vn buffet, au plus hault, & auec instrumens qu'ils me bailloient, attachay la saincte Hostie auec tant d'opprobres, luy disante, Que si c'estoit le vray Dieu, qu'il le monstreroit, & ne se laisseroit point ainsy facilement tourmenter. Et sçay que ie le fasoy auec si grande cruauté, & auec si grand desdaing, & tant de blasphemes, desquelles ne se sçauoient rassasier de moy les faire dire: tenante ce bon Dieu plus meschant que les larrons, lesquels auoint esté pendus auec luy. Car ie ne sçauoy considerer qu'vn Dieu se fust laissé mettre en vne Croix, pource que ie voioy, qu'aux Dieux qu'ils adoroient, ils portoient si grande reuerence. Ayant faict tout cecy, me commandarent que ie la iecteroy en vn lieu prophane, & comme il me semboit selon mes yeux que ie le faisoy, toutefois par la permission divine, elles ont esté conseuées & rendues diuinement & honorablement.

      Mais elle vit parmi les religieuses qui croient en l'eucharistie et agissent selon leur foi. Elle en vient à se dire que « si j'en voyais quelque signe, que je serais contente de l'adorer avec mes autres dieux ». Ce signe lui fut donné, à l'intervention des diables eux-mêmes. (Discours, p. 116, p. 117 s.; p. 113-115.)

      Lesquels diables quand i'escoutoy chose contre leur volonté, me tourmentoient grieuement, & qu'il failloit que i'ussasse de leur conseil, & que ie m'obligeasse de faire ce qu'ils me commanderoient: Et qu'ayant faict ce qu'ils me diroient, que moy seule ie conuaicroy tous les Chrestiens, adorans leurs faulx dieux: & qu'ils m'esleuroient la plus grande d'entre eux. Ce qu'oyant, incontinent ie fus contente. & comme i'auoy tousiours des sainctes Hosties, lesquelles ie prophanoy de toute costé, m'en feirent prendre l'vne: en la presence de laquelle estant, i'auoy commis innumerables vices, alencontre de sa bonté. L'ayant en mes mains en quelque linge, ie montay en haut; & estant là, me la feirent oster hors du linge, en moy disans: Tu ne cesses de demander & enquester la puissance de ceste petite chose. astheure [à cette heure] en nostre presence, & en despit de luy, & en le detestant, & renyant encor derechef, & que iamais tu ne le soustiendras en ton corps, nous te commandons que tu ayes a tirer ton cousteau, & que tu luy frappes au trauers: & tu voiras la petite puissance qu'il a de soy deffendre, & moins de puissance que nous. Car il n'y a icy si petit en ce lieu, que si tu le frappois, il se vengroit, & e'esleueroit contre toy. Lors tiray mon cousteau auec vne fermeté, & le frappay à son costé. Ayant donné ce coup, incontinent le sang bouillonna hors. & incontinent la chambre fut remplye d'vne grande clarté, enuironnante ceste saincte Hostie. laquelle hostie diuinement a esté transportée de ceste place, au lieu là où que les autres estoient. Lors moymesme estonnée, voyant ces grands signes, & que tous les diables auec hurlements, bruymens, & tremblemens estoient retirez, & m'auoient abandonné; demouray à demy morte. Car iamais ie n'auoy ouy en eux tels hurlements & si espouuentables, qu'alors, voire en toute ma possession: sinon le iour que les sainces Hosties furent rapportées, par la puissance de Dieu, & de son Eglise. Ie commençay à plourer, & considerer que vrayment i'estoy abusée, & que i'auoy esté seduicte des diables. Et considerant beucop ce grand signe, entray en desespoir.

      Estant retirée de costé en vne autre place, voicy derechef ces meschans diables remplis d'vne rage, me dirent, que iamais ils n'auoient enduré tels tourmens: & que iusques à ceste heure ils m'auoient trompé & seduit, & que i'auoy frappé le vray Dieu, lequel eux mesmes ils confessoient: & que mon peché estoit plus grand que de meriter pardon: & que i'auoy faict pire, qu'vn Iudas.


      Les démons, tournant leurs batteries, l'entretiennent désormais dans ce désespoir et tentent de l'amener à mourir de leurs mains. De peur d'être diffamée parmi les hommes, et peut-être mise à mort par autorité de justice, elle se prête à leurs tentatives. Elle leur donne sa ceinture, pour être par eux étranglée; ce moyen ayant échoué, ils l'excitent à se trancher la gorge. A chaque essai, une présence invisible s'oppose. « il y avait dans la place, déclaraient-ils, quelque méchante bougresse », qui la gardait. C'était, nous l'apprendrons plus loin, sainte Marie-Madeleine, de qui l'action commence secrètement, et se poursuivra en s'accentuant jusqu'à la complète délivrance de la possédée. Mais les diables gardent sa ceinture monastique pour l'étrangler, elle y consent, à la première occasion.

      Brisée et à bout de forces et ne pouvant déclarer la cause de ce malaise manifeste, elle dut subir la visite du médecin, qui ne comprit rien à son mal et lui prescrivit des remèdes sans effet. A partir de ces événements, le trouble de son âme se laisse deviner. Elle sentait le désir croissant de savoir la vérité du sacrement; mais les démons la « faisaient entretenir les prêtres par disputes », malgré qu'elle en eût. Quand elle communiait, c'était avec tremblement. Elle pressentait que le Sacrement la confondrait un jour.

      Cette alternance de craintes et d'arrogances finit par attirer l'attention des religieuses et éveiller leurs soupçons. C'est ici le lieu de s'étonner que rien n'ait transpiré jusqu'alors. Jeanne avait atteint ses vingt-cinq ans. Ces mystères diaboliques duraient depuis dix ans et plus, dans le cadre d'une vie religieuse commune, sous les yeux et la surveillance des supérieures et des consoeurs. Ce n'est pourtant qu'aux mois de février ou mars 1584 qu'ils finissent par être découverts.

      On s'aperçut donc qu'elle ne vivait point comme chrétienne et religieuse. On la retint à la maison et l'on chercha à la remettre en paix avec Dieu. Sa santé s'altérait et son caractère encore plus. (Discours, p. 123-125; p. 119-121.)

      Et estant venue au dernier Caresme, donc les Pasques ensuiuants, ie fus mise ne l'Eglise, ie blasphemoy Dieu, & maldissoy pere, mere, & le jour & l'heure qui m'auoit iamais mis au monde; & menoy la plus malheureuse vie que ie n'auoy encor iamais faict: Et ne cerchoy aultre moyen que de moy desesperer, ou noyer, si i'eusse sçeu trouuer le moyen & la puissance. Et me nourrissoient tout ce temps, de toute viande desreiglante contre l'Eglise. & ne me permettoient de suiure les religieuses à leur table, mais m'emmenoient en grenier ou chambre, arriere ou autres, emplir mon corps de ce qu'ils me donnoient. Les Religieuses me voyant en telle fasson, & d'vne couleur plus morte que viue, (car ils laissoient mon poure corps destitué de toute nourriture humaine, seulement le conseruans de choses diaboliques) auoient compassion de moy: & m'attiroient par doulces parolles. Mais mes responses leur estoient si insupportables, qu'elles ne les sçauoient soutenir. & estoient constrainctes de moy laisser telle que i'estoy. Et comme i'apperçeuoy & consideroy que i'estoy abusée des diables, & gouuernoient tout mon corps, pensoy qu'il n'y auoit au monde nul remede, pour m'en pouuoir retirer: Car ie pensoy les choses passées en mon endroit estre grandes. Et voyant que par la grace de Dieu, Monseigneur le Reuerendissime estoit venu vne fois pourmener en nostre maison, i'eu deliberation de moy retourner enuers luy, pour auoir ayde & secours. Mais toutes les fois que ie venoy en sa presence, & au lieu là où qu'il estoit, me changeoient ma veuë, & me le faisoient voir horrible & espouuentable; me disans, qu'il me feroit endurer plus de tourmens, que iamais ie n'auoy enduré d'eux: & que quand ie declareroy tout ce que ie vouldroy, ne me rendroient iamais les lyens qu'ils auoient de moy, par où ils pourroient monstrer que i'estoy du tout à eux. & me disoient, que i'estoy des-ja plongée au plus profond des enfers: me monstrans (me sembloit-il) vrayment le gouffre d'iceluy; & pur vn chacun peché, les peines qu'ils me feroient porter: c'est, qu'ils m'auallarent [me plongèrent] en vne profondité là où qu'il y auoit feu, soulphre ardant, & tenebres, & vn flairement puant & abominable: & me monstrans leur grand meschant Lucifer, & multitude d'autres diables, lesquels tourmentoient les poures ames pleins de feu, avec queuues meschantes & venimeuses, serpens, desquels m'en feirent aualler vn auec furie, pource que le iour du blanc Ioeudy [Jeudi-Saint] i'auoy reçeu la Communion, & auoy refusé la leur qu'ils m'auoient presenté. Lequel serpent me tourmentoit si extremement, que derechef ie consentis de moy remettre encor auec eux, affin de m'oster les doleurs qui estoient insupportables: car ils ne me laissoient point auoir de repos nuict ny iour. Estant en ce gouffre, i'oioy ces poures ames qui ne cessoient de crier & lamenter incessamment. Voilà où ie fusse maintenant, si Dieu par sa bonté n'eust eu misericorde de moy. Lequel bien tost apres permit, que i'ay esté assistée & aydée, par la puissance qu'il a laissé en son Eglise. Voilà donc les lyens & la tyrannie de ces meschans diables, que i'ay touché par escript. lesquels de leur propre malice m'ont sollicité, & non point par fantasies. Mais ie confesse que de mes propres membres i'ay faict & exercé les pechez. confessant & recongnoissant grandement la puissance de Dieu en son Eglise. lequel m'a retiré de ceste meschante & cruelle captiuité, en laquelle toute ma vie ils m'auoient tenue.

      Jeanne Fery fut manifestement l'objet d'une indulgence particulière de la part des religieuses et des autorités ecclésiastiques. Cela pourrait s'expliquer par l'influence de sa grand'tante, Jeanne Gossart, qui était mère maîtresse de ce couvent, à l'époque précisément où le secret commença à se découvrir. Il fallut cependant en référer à des prêtres, et la religieuse fut « trouvée et aperçue empêchée et possessée des malins esprits » et présentée à l'archevêque, comme on l'a vu plus haut. Celui-ci résidait à Mons depuis plusieurs années, sa ville épiscopale étant aux mains du parti protestant depuis 1579. les Berlaymont possédaient à Mons, tout proche du couvent des soeurs noires, un hôtel où l'archevêque s'établit. Il lui était donc facile de suivre de près le cas de la religieuse. Par son ordre et sous sa direction, on entreprit de délivrer la patiente, au moyen des exorcismes en usage dans l'Église. On espéra aussi, comme en d'autres cas analogues à cette époque, y trouver des arguments apologétiques en faveur de l'Église catholique et de la foi chrétienne. (Cette préoccupation apologétique se fait jour dans les délibérations de l'archevêque avec son conseil, le 25 novembre 1585. Discours, p. 88 s.; p. 85. Des intentions de même genre animaient les exorcistes en d'autres cas semblables. On peut lire là-dessus les justes remarques de Bremond, Histoire littéraire du Sentiment religieux en France, t. V, p. 184 ss.)


LES EXORCISMES


      Dès le surlendemain de sa présentation à l'archevêque, 12 avril 1584, Jeanne Fery fut soumise aux exorcismes; les séances se succédèrent nombreuses, avec des interruptions plus ou moins longues, jusqu'au 12 novembre 1585. ils sont coupés de retours offensifs des démons et de rechutes de la patiente. Ils progressent cependant, grâce à l'intervention mystérieuse et répétée de sainte Marie-Madeleine, et à celle, fréquente aussi et directe, de l'archevêque. Il n'est pas de notre sujet d'en suivre le récit minutieux et précis qu'en ont rédigé les exorcistes eux-mêmes. Nous n'y cherchons que les éléments qui nous permettront de mieux comprendre la religieuse et de pénétrer, s'il se peut, la nature intime de ces phénomènes.

      Une première remarque que nous sommes amenés à faire est la suivante: il y a harmonie générale entre les deux Discours. La différence des styles est frappante et nous rassure pleinement sur l'authenticité de l'autobiographie de Jeanne Fery. Les exorcistes se sont bornés à mettre en marge leurs notes pour préciser des dates et des noms que Jeanne avait négligé de donner, ou pour marquer la suite et les passages notables du récit.

      Relevons cependant cette divergence: les démons innommés dans l'autobiographie, les deux premiers, Cornau et Gara, disent leur nom dans les exorcismes; et vice-versa, ceux qui sont nommés dans l'autobiographie, Traître, Hérésie, Art magique, etc., ne le sont pas au cours des exorcismes. Ce qui ne paraît pas avoir arrêté les rédacteurs du Discours, qui étaient les exorcistes eux-mêmes.

      Cette remarque faite, comment procéderons-nous dans l'examen critique et la comparaison des diverses phases des exorcismes? Le mieux sera sans doute d'aller de l'extérieur à l'intérieur, de commencer par ce qui laisse une trace objective, contrôlable par les sens, comme ces billets ravis par les démons et restitués par eux, pour aborder ensuite et progressivement les phénomènes de plus en plus intimes dont la patiente seule peut nous donner la description, son amnésie, les interventions surnaturelles de sainte Marie-Madeleine, ses extases. Cette marche nous écartera de l'ordre chronologique des faits. L'inconvénient ne sera pas considérable puisque, aussi bien, tout se ramasse en une année et demie.

      Un des premiers soucis des exorcistes fut de se faire rendre, pour en libérer la religieuse, les pactes écrits qui la liaient aux démons. Les uns étaient dans son corps, les autres avaient été emportés par eux et cachés. Le procédé employé par les exorcistes pour rentrer en possession des premiers fut d'imposer sur la tête de la patiente, soit une hostie consacrée, enveloppée dans un corporal, soit une relique, soit un flacon des saintes huiles. Ce moyen réussit. (Discours, p. 18; p. 16). On ne nous dit pas de quelle manière ces billets sortaient du corps de la patiente. Ce qui advint du billet de sainte Marie-Madeleine et de la balle d'arquebuse, porte à croire qu'ils furent dégorgés par elle. Les autres obligations, que les démons gardaient « hors de son propre corps » furent retrouvées en des endroits désignés par l'exorciste au démon, au cours de ses adjurations. Ce dialogue se faisait par le truchement de Jeanne, qui n'ignorait donc pas quel endroit était désigné. On put ainsi détruire successivement dix-huit obligations signées. Regrettons que le texte ne nous en soit pas donné.

      Les hosties consacrées furent remises « divinement et honorablement ». Tandis qu'elles approchaient dans la nuit, les démons criaient par la bouche de Jeanne: « Voici qu'on les rapporte! Elle sont en chemin. Nous sentons qu'elles approchent... » Et réitérèrent ces propos plusieurs fois, durant l'espace d'une bonne demi-heure: contournant d'une cruauté inusitée tous les membres de la pauvre religieuse, la rendant (quant à la face) privée de tous linéaments, couleur et figure humaine. Ce qui était chose très hideuse à regarder. » C'était le 5 juillet 1584, vers les huit à neuf heures du soir. Sept hosties furent ainsi rendues, « entre lesquelles, il était une, laquelle avait été percée d'un coup de couteau au côté, y ayant à l'endroit de la perçure, une tache de sang ». D'autres furent remises le 5 septembre, les dernières quelques jours après. (Discours, p. 19 ss.; p. 17 ss. Il faut louer la discrétion des exorcistes montois, bien différente de l'exhibitionnisme fréquent à la même époque. Ces hosties furent discrètement consommées par Maisent à la communion de sa messe, les linges qui les enveloppaient furent brûlés par lui et les cendres jetées dans la piscine de la sacristie, avec les épingles qui les avaient tenus. Mais la relique de la vraie croix fut conservée et l'on s'en servira pour « mater et chasser d'elle autres diables ». On ne songea pas à présenter au public de nouvelles hosties « miraculeuses ». De même, les exorcismes ne furent jamais faits en public, mais généralement dans la chambre de la religieuse et en présence d'un petit nombre de témoins qualifiés.)

      D'autres objets encore furent restitués par les diables. Ainsi « deux médailles antiques, l'une d'argent et l'autre de cuivre, qui étaient des représentations d'aucuns idoles qu'elle adorait (dont l'un était nommé Ninus) », notent les exorcistes. Jeanne s'explique de façon différente. Ce Ninus était une image étrange; et les diables lui firent faire elle-même une autre image, « laquelle image, dit-elle, a été brûlée et consumée par les prêtres ». (Discours, p. 108 s. et 29; p. 105 et 27). L'accord laisse à désirer.

      Fut rendue aussi la ceinture qui devait servir à l'étrangler (Discours, p. 119 ss. Et 29; p. 116 ss et 27.), ainsi qu'une mystérieuse « balle de plomb d'arquebuse », qui retiendra plus loin notre attention.

      D'autres phénomènes, extérieurs eux aussi, semblent attester la réalité objective des possessions et l'intervention d'un agent supérieur à l'homme et aux forces de la nature, telles, les mutilations sanglantes que les diables lui avaient infligées, « la coupure de quelques pièces des parties nobles ».

      Le lecteur se rappellera ici que la patiente avait requis de « lui donner nouveaux diables, pour garder et consolider les endroits de son corps intéressé; afin qu'elle ne s'épuisât de son sang ». Quand ils furent adjurés de quitter la possédée, ils dirent que s'ils étaient « forcés de rendre le ligne et les pièces [de chair], et abandonner la Religieuse, ... elle mourait infailliblement à l'instant ».

      Cette menace jeta les exorcistes dans la perplexité. Après délibération avec l'archevêque, ils tombèrent d'accord entre eux « d'entreprendre le combat contre les susdits malins; et assignée l'heure, qui furent les huit du soir [le 20 octobre 1584] : au son desquelles ledit Mainsent, accompagné de M. Jacques Joly, commencerait en la chambre de la Religieuse les conjurations: et le Seigneur Archevêque à même heure, en sa chambre, malade, userait aussi des mêmes exorcismes. Et pour le signe visible de leur département, il désigna la rupture d'un carreau de la première verrière voisine à la cheminée de la chambre où était ladite Religieuse, en son cloître ».

      Les démons furent ainsi « contraints... rapporter le ligne teint de sang, auquel étaient les trois pièces de chair enveloppées, et les remirent au lieu désigné... Et les six heures du matin approchantes, sortirent hors, et rompirent pour signal, le carreau désigné ». Mais la fille demeura malade trois semaines ou davantage, « pour l'intérêt qu'ils lui avaient fait par dedans le corps, tant par les plaies anciennes, que par les fraîches et nouvelles qu'ils lui firent à leur département... jetant... grande quantité de sang, et pièces de chair pourrie. Et d'icelles coupures est survenu un accident fort étrange, qu'elle a porté en certaines parties de son corps, un an et vingt-trois jours, avec continuation de douleurs ». (Discours, p. 27 ss.; p. 25 ss.)

      La patiente ne voulut d'une année découvrir son mal. Au début de novembre 1585, elle fut enfin forcée, « pour la véhémence et impétuosité desquelles douleurs... mander le ... Docteur Cospeau, et femmes à ce entendues, pour trouver, par moyens ordinaires et naturels, quelque allègement. Lesquelles après avoir entre elles connu le mal, ... dirent, l'accident être mortel et incurable... On pensait qu'en peu de temps (voire par le dire des expérimentés) entre l'espace de trois à quatre heures, elle partirait de ce monde. Toutefois, par l'invocation de sainte Marie Madeleine, (après avoir jeté hors de son corps, avec l'urine, vingt pièces de chair pourrie, qui rendaient grande puanteur) l'impétuosité et véhémence des douleurs s'apaisa, et fut rétablie en son état, ne restantes que les douleurs accoutumées ». (Discours, p. 73 s.; p. 70. L'accident subi « aux parties nobles » ne fit qu'empirer durant l'année, et aboutit à une crise finale qui dura trois jours et qu'on décrit comme suit: « il la contraignit retenir le lit: vomissante trois jours, et crachante sang continuellement, ne pouvante avaler ni liqueur, ni substance aucune... » Le cas fut constaté par le médecin « et femmes à ce entendues » uniquement en cette circonstance, de sorte que nous ne sommes pas pleinement rassurés sur ce qui précéda.)

      Elle fut guérie complètement au grand exorcisme final du 12 novembre 1585. « Sentit soudain, que les parties de son corps, (lesquelles pour le coupement d'aucunes pièces avaient été avec continuelles douleurs, disjointes et séparées l'une de l'autre, l'espace d'un an et 23 jours) se remirent en leurs lieux naturels; et se réunirent par ensemble, dont à l'instant se trouva dudit accident entièrement guérie ». (Discours, p. 82; p. 79.)

      Relevons encore d'autres phénomènes qui firent croire à l'intervention diabolique. En mai 1584, « elle jeta par la bouche et narine, extrême quantité d'ordures et punaisies: si comme pelotons de cheveux, et plusieurs petites bêtes en forme de vers velus. Dont toute la place était remplie de puanteur ».

      D'autres fois, « les... malins l'emplissaient de vermines venimeuses, dont la respiration se trouvait infecte et puante ». Un peu plus tard, pour contrarier les jeûnes que l'archevêque lui avait imposés, « les susdits malins lui apportaient à la vue et présence des... assistants, de la chair crue de charogne, et à l'instant remplissaient la bouche de ladite pauvre affligée de sang foity (gâté) et pourriture, dont issait (sortait) telle puanteur, que n'était possible la comporter ». Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1584, à l'expulsion du diable Cornau, son premier possesseur, celui qu'elle appelait son père, « il jeta par la chambre des pois de sucre ronds, nommés anys d'Alexandrie, lui emplissant aussi des mêmes drogues, la bourse qui pendait à sa ceinture ». (Discours, p. 11, 13, 16 et 32; p. 10, 11, 15 et 30.) Ce fait pourra sembler plus explicable que les précédents.

      Il n'y a pas lieu d'insister beaucoup sur les tourments subis par la patiente, cris, spasmes, convulsions, arrêts de la respiration, raideurs épileptiques, fugues nocturnes et tentatives de suicides. Ces suicides manqués, dont l'un dans un ruisseau sans profondeur qui coulait au fond du jardin conventuel, purent toujours être empêchés par l'intervention opportune des religieuses accourues à temps... et sans doutes attendues. Le 10 mai 1585, ramenée au couvent contre l'avis donné par la sainte protectrice, elle chargea de coups de poings et de coups de pieds l'archevêque, Maisent et d'autres ecclésiastiques, avec une telle violence qu'ils se crurent en péril de leur vie. Tout cela épouvantait les assistants et leur donnait le sentiment d'une intervention plus qu'humaine. A distance, nous en jugerons peut-être autrement.

      Un phénomène fit grande impression sur les exorcistes et confirma puissamment à leurs yeux le caractère surnaturel des possessions, une sorte d'amnésie et d'aphasie qui réduisit la patiente à l'état d'enfance. Jeanne en subit l'effet pendant une grande partie de cette période et au-delà.

      Déjà au début, ce phénomène s'était produit, mais de façon passagère. Les démons « la rendirent un jour entier et une nuit simple et badinatre, privée de connaissance de toute créature, excepté qu'elle reconnaissait sa garde: ayant en horreur tout ce qu'on lui représentait... Davantage, la rendirent quelque temps muette, pleurante continuellement ». (Discours, p. 14; p. 13)

      Ce fut bien pis quand il s'agit d'expulser ses premiers démons. Ils lui disaient « que s'ils étaient contraints de l'abandonner tous, elle demeurerait en ignorance: parce qu'elle savait en quel âge elle avait été surprise, et que toute la science qu'elle avait, venait d'iceux, et la quittant, qu'ils reprendraient la susdite science avec eux, et par ainsi demeurerait ignorante ». Son état mental redeviendrait donc ce qu'il était avant la possession, de deux à quatre ans. Cette menace lui fit grand'peur.

      Quand vint le tour du diable Cornau, son premier possesseur, son « père », ces menaces lui furent redites. « Doncques pleurante amèrement et se lamentant, dit à genoux pliés, au susdit Mainsent, je vous prie, laissez-moi pour le moins celui-ci seul, afin que je ne tombe pas en simplesse ». Pour la consoler de perdre celui qui se disait son père, le chanoine lui promit qu'il lui serait un père. « Me serez-vous donc père? Mainsent répondit que oui et à ce faire s'obligea vers elle, donnant la main en signe d'assurance. Et l'obligation reçue et acceptée d'une part et d'autre, la Religieuse renonça d'un bon coeur, et pour toujours, son père Cornau ».

      De ce moment, « la Religieuse fut remise en vraie simplesse d'enfance, et rendue ignorante de la connaissance, tant de Dieu que des créatures: ne pouvant prononcer d'autres paroles, que, Père Jean, et, Belle Marie » (Le chanoine avait Jean pour prénom; Marie est Marie-Madeleine.) Quelques moments après, « la fille dit, démontrante encor par le doigt sainte Marie-Madeleine à ses environs, Marie, Grand-Père. Lors Maisent craignant qu'il n'y eut un diable appelé grand-père, comme le maudit Cornau avait pris le nom de père; la pressa de dire, quel était ce grand-père qu'elle réclamait. Répondit, Louis. Quel Louis? Elle hésitante et ne le sachant, s'adressait vers l'apparition, disant, Marie, Marie. Ce que voyant Mainsent, lui dit: Demandez à Marie. Incontinent, comme ayant obtenu réponse, elle ajouta, Luis Archevêque. Lors Mainsent entendit que la bonne Dame lui donnait le Seigneur Archevêque pour son grand-père ». (Discours, p. 23, 33-36; p. 21, 31-34.)

      On dut lui rapprendre ses prières et les premiers éléments de la religion; on lui enseigna aussi à lire, mais non à écrire, de peur qu'elle s'en servît pour se lier de nouveau avec les démons. Le lendemain, on la mena à la messe. Marie-Madeleine lui apparut derechef, ce que la religieuse donna à entendre, « la démontrait avec le doigt, disant, belle Marie ». Mais « la messe achevée, elle dit à haute voix, et fort parfaitement en latin, Maria ergo unxit pedes Jesu (Marie a oint les pieds de Jésus)... Remise en la chambre... ne pouvant parler, démontrait par divers signes, qu'elle désirait avoir le tableau, auquel était dépeinte l'image de sainte Marie-Madeleine... Lequel étant apporté, donna grand signe de liesse. Et commença (comme les enfants jouent avec leurs poupées) l'habiller et vêtir de petits drapeaux, la joignante à son sein, comme si elle eût voulu donner le tettin ». (Discours, p. 35-37; p. 32-35.)

      Le 15 novembre 1584, elle montra qu'elle avait un battement pénible à la tête, « mettant la main à son front et disant, Doucq, doucq ». On la mena à l'évêque qui lui donna sa bénédiction. A l'instant, le battement et la douleur prirent fin. Elle dit, « en son infantile langage, Grand-Père, plus doucq doucq ». Un peu plus tard, le 18 du même mois, « continuant la Religieuse de parler imparfaitement, ne cessait montrer sa langue avec son doigt »; elle fut conduite devant l'évêque qui la bénit. Aussitôt « ladite Religieuse en un instant reçut la parfaite parole, et dit: Grand-merci, grand-père, vous m'avez rendu une langue ». Non contente de cela, elle fit signe qu'elle désirait que tous ses membres fussent bénis de même. L'évêque la bénit d'une seule bénédiction, et ses membres furent aussitôt restitués en leur entier, et elle dit: « Grand-merci, grand-père, vous m'avez rendu une tête et des jambes », et elle put marcher aisément. Mais quand on l'interrogeait sur les événements de sa vie passée ou sur les interventions de sainte Marie-Madeleine, « elle répondait sagement et pertinemment, donnant résolutions à toutes difficultés, qui pourraient tant pour l'avenir se représenter, que pour le passé ». Il en fut ainsi quand elle entreprit de faire à l'évêque sa confession générale. (Discours, p. 40-43; p. 38-42)

      En tout cela, l'évêque et les exorcistes virent une preuve manifeste des opérations diaboliques, ou des interventions surnaturelles. L'inspiration divine leur sembla plus évidente encore lorsque, le 25 novembre, avertie par sa protectrice céleste du projet que venaient à l'instant de débattre et de décider l'évêque et ses conseillers, de mettre par écrit le récit de cette laborieuse délivrance, et engagée par elle à écrire de sa propre main sa relation autobiographique, elle rédigea, elle à qui on n'avait pas rappris à écrire, la longue relation dont on a pu lire plus haut le résumé et des extraits. (Discours, p. 88 s., 130 s.; p. 85 s., 126 s.)

      Il est temps d'aborder de front cette intervention que nous avons déjà plusieurs fois notée au passage, élément capital de toute l'histoire. Sainte Marie-Madeleine pénitente se constitue le défenseur et la conseillère de Jeanne. Rien n'en est perceptible que par les paroles et le témoignage de Jeanne. Les démons sont les premiers à la subir. Par la bouche de Jeanne, ils la dénoncent en termes injurieux: « la bougresse » les empêche d'accomplir toute la malice de leurs desseins. Jeanne en avait une image dans sa chambre. Elle est favorisée pour la première fois de sa vision le 10 avril 1584, au moment où l'archevêque lui donne sa bénédiction. Les dispositions de la religieuse n'étaient alors rien moins que bonnes. La sainte se présenta pour recevoir à sa place et pour elle, la bénédiction épiscopale. Sommés de déclarer par les mérites de quels saints ils seraient chassés, les démons la désignent. C'est à elle que recourent les religieuses et les exorcistes dans toute passe difficile. Elle soutient, instruit et encourage la possédée. Le 25 août 1584, elle lui parle pour la première fois (Discours, p. 5 s., 24; p. 4 s., 22), et dès lors ses interventions se multiplient et se font plus précises. Mais dès cette première fois que la sainte parla, elle « lui commanda... prendre plume, et écrire ce qu'elle lui dicterait. Ce qu'elle fit au même instant », la sainte lui guidant la main, tant pour écrire que pour signer du signe de la croix. La sainte ajouta que ce billet « serait mis divinement sur son coeur, et que de bref ferait rejeter tous les autres liens qui y restaient encore de tous les diables », et il en fut ainsi, comme le constatèrent les exorcistes. Mais ce billet resta ignoré d'eux jusqu'au 13 novembre suivant. Ce jour-là, comme elle souffrait d'un battement de coeur tout particulier, on décida de la plonger dans un bain d'eau grégorienne, on l'y maintint la tête sous l'eau aussi longtemps qu'elle y pouvait rester naturellement. « Et la laissant en après respirer, advint, que ayant la tête hors de l'eau... ouvrante sa bouche fort large, fut aperçu, entre la langue et le palais, un gros billet de papier... le contenu duquel était tel, et en cette façon écrit. (Discours, p. 25, 39; p. 23, 36 s.)


In nomie Domini + nostri Iesu Christi curcifixi.

      Par la malediction du pere a esté cest enfant mis en la puissance du diable, E seduict de luy en enfance, lequel ie vous ay monstré: mais par la puissance divine, laquelle ne mesle la malice de l'homme, avec l'innocence de l'enfant: E à fin de magnifier sa gloire en elle, à fin que la louange par tout s'extende, E la bonne garde de Marie Magdaleine, laquelle vous rend auiourdhuy Ieanne Fery libre de la possession de tous les diables, la rendant auiourdhuy en la charge E nourriture, par la volonté de Dieu, de Loys de Berlaymont Archeuesque de Cambray, en quel lieu E place là où qu'il soit E sera toute sa vie: à fin qu'elle fust affanchie contre ces diables lesquels iusque icy l'ont vexé: E qu'elle fust apprinse E endoctrinée seurement en la louange de Dieu, en laquelle est ignorante, E comme cestuy qui doibt respondre de sa conscience deuant Dieu.

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      Comme ce billet, « mis divinement sur le coeur », passa intact dans la bouche, c'est un problème... Laissons-le pour remarquer ces mots: « la rendant aujourd'hui en la charge et nourriture, par la volonté de Dieu, de Loys de Berlaymont, Archevêque de Cambrai, en quel lieu et place là où qu'il soit et sera toute sa vie ». Les moins sceptiques admettront malaisément qu'une telle consigne ait été donnée de par Dieu. Ceci nous amène à examiner le rôle de l'archevêque dans toute cette affaire.

      Louis de Berlaymont appartenait à un des plus illustres lignages Pays-Bas. Né en 1542, il avait été fait dès 1570 archevêque et duc de Cambrai, antique siège des Pays-Bas. Dans les troubles politiques et religieux de ce siècle, sa famille jouait un rôle important du côté du prince légitime et pour le maintien de la religion romaine. Cambrai étant tombé aux mains des protestants, il s'était établi à Mons depuis quelques années. Il montrait une bienveillance toute particulière au couvent des Soeurs Noires. Comme sa mère, Dame Marie de Berlaymont, il voulut avoir son tombeau dans leur chapelle de Saint-Jean-Décollé. Aujourd'hui encore, les épitaphes rappellent leur vie et leurs mérites. Aussi n'est-on pas surpris de trouver son nom dans le Nécrologe du couvent, avec cette mention: « Grand bienfaiteur et bon ami ». (Nécrologe cité, 15 février 1596, p. 26. Son monument est encore conservé chez les Soeurs Noires de Mons, avec une épitaphe qu'on trouvera dans DEVILLERS, p. 36. Sur Berlaymont, efr Dict. hist. et geogr. eccl., t. VIII, p. 507 s. Je remercie M. S. Thomas, qui prépare une étude sur les Berlaymont et a bien voulu me donner quelques renseignements précieux.)

      Dès avant les exorcismes, Jeanne se sentait attirée vers lui. « Voyant que par la grâce de Dieu, Monseigneur le Révérendissime était venu une fois promener en notre maison, j'eus délibération de moi retourner envers lui, pour avoir aide et secours. Mais toutes les fois que je venais en sa présence, et au lieu là où qu'il était, [les démons] me changeaient ma vue, et me le faisaient voir horrible et épouvantable », de sorte qu'elle n'osa l'aborder. (Discours, p. 124; p. 120)

      L'évêque était d'un caractère bénin. Quand on lui présenta la possédée, il l''accueillait avec bonté et la bénit, et dès lors prit à coeur sa délivrance. Son intervention fut souvent décisive. Un remède employé avec le plus de succès par les exorcistes et dès les premiers jours consistait à baigner la possédée dans l'eau « grégorienne », que seul l'évêque a pouvoir de bénir - il est bien évident que la possédée ne l'ignorait pas. On en faisait aussi de larges aspersions dans la chambre où elle se tenait. « Ils avaient expérimenté, que par ladite eau tous les liens qui environnaient le coeur, étaient sortis ». (Discours, p. 38; p. 35) C'est lui encore qui, en avril ou mai 1584, présida la cérémonie de l'abjuration; lui-même signa le symbole et la fit signer après lui.

      Après quoi, vers le 20 mai, il se rendit en son château de Beauraing, laissant le soin de poursuivre les exorcismes à Mainsent et Joly (Discours, p. 8, 12; p. 7, 10); il en revint, fort malade, en octobre suivant. Et c'est peu après son retour que le billet ci-dessus reproduit fut trouvé dans la bouche de la patiente.

      C'est à lui encore que Jeanne fit sa confession générale, le 21 novembre, en se servant d'une relation qu'elle avait écrite précédemment et dont elle éclaircit les points douteux. Ce fut long, « à cause de la débilité de son cerveau ». Le lecteur reconnaît cette sorte d'amnésie dont elle souffrit plusieurs mois. Enfin, « à onze heures et demie de nuit, montrante grand signe de repentance de ses péchés, et jetante de ses yeux abondance de larmes, reçut du Seigneur Archevêque la plénière absolution ». (Discours, p. 44; p. 42. Cette première relation est différente de celle qui est publiée dans le Discours; elle n'a pas été conservée. C'est une confession écrite rédigée pour l'archevêque et les exorcistes. Jeanne l'avait rédigée bien avant d'être réduite à l'état d'ignorance par le départ de ses premiers occupants. Cette confession fut lue en sa présence et en la présence de l'archevêque, par le chan. Mainsent. « Où il y eut difficulté au discours, elle la purgea fort pertinemment, étant tout le temps de la confession en fraîche mémoire des choses passées, et bon entendement et vif sens, sauf que pour la débilité de son cerveau, ne pouvait long espace de temps, vaquer à l'audition de la lecture... Dont fut nécessaire, distribuer le jour en diverses heure, ... et prendre de la nuit », parce qu'il fallait, d'après ses dires, que tout fût achevé ce jour-là. C'est elle qui avait réglé date et manière de procéder, en alléguant les révélations de sainte Marie-Madeleine.)

      Et de ce jour, pour obtempérer aux injonctions du billet, elle « fut retenue en sa maison [de l'archevêque], avec soeur Barbe Devillers sa garde ». Ce séjour prolongé d'une jeune religieuse dans la maison de l'archevêque, quoique « ce lieu étant ordonné par Dieu », ne laissa pas de surprendre. Les rédacteurs du Discours se voient forcés de le justifier (Discours, p. 44 s.; p. 42 s. On explique de même pour quelles raisons l'évêque se chargea lui-même d'enseigner la doctrine chrétienne à Jeanne Fery, p; 58 ss.; p. 55 ss.). Dès le 5 janvier suivant, l'évêque jugea bon de la renvoyer en son couvent; pour satisfaire, du moins en partie, aux obligations qui lui étaient faites, il traita avec la Mère du couvent pour les dépens de sa bouche. Mais la religieuse ne put ni dormir ni manger; la nuit venue, elle subit de grands tourments, « et malgré toutes ces douleurs, elle ne cessait de dire: O Marie, vous le pouvez faire s'il vous plaît ». Marie-Madeleine lui était apparue la veille, et son apparition l'avait jetée dans l'extase et la défaillance. Elle lui avait dit: « Jeanne, dites à votre grand-père (l'archevêque), qu'il a encouru l'indignation de Dieu, de vous avoir ici renvoyée; car ce que Dieu commande, il faut nécessairement qu'il soit accompli. Et ne peut être ignorant qu'il n'a charge de vous, par l'écrit qu'il a reçu. Et ayant demeuré en sa maison l'espace d'un an, serez rendue libre comme soeur Barbe ». Le billet, à le bien comprendre, exigeait davantage: « toute sa vie », était-il écrit. (Discours, p. 47-50; p. 46-49).

      Suivons attentivement les événements de ces journées. Le Discours nous en fournit tout le détail, qu'on jugera sans doute du plus vif intérêt. La religieuse, après s'y être refusée d'abord, confia la vision et les paroles de la sainte au chanoine Mainsent; celui-ci en fit rapport à l'archevêque, « qui écouta le tout fort patiemment. Mais comme il estimait avoir satisfait à tout ce dont il pouvait être chargé par le billet, ne voulant exposer son honneur en hasard, retirant une religieuse de vingt-cinq ans hors de son couvent, pour la loger en sa maison », il crut s'acquitter en lui « envoyant viande de sa maison, et pour la nuit un prêtre qui la garantirait des malins ». Ce qui fut fait. Mais, malgré la présence du prêtre, ses tourments furent tellement redoublés qu'elle ne put avoir aucun repos.

      Le lendemain, l'archevêque, prévenu, tenta une double expérience. Il vint lui-même au couvent, vit la religieuse, lui donna des mets de sa table, dont elle prit quelque peu. « Voulant en outre savoir ce qu'était de son dormir, la fit coucher avec ses accoutrement, en présence (d'un prêtre) et sa garde. Mais elle entra en un tel travail, que à cet instant ou la voyait tellement se changer pour la véhémence des douleurs... que le Seigneur Archevêque craignant qu'elle n'expirât subitement, fut contrait la retirer du lit. Lequel événement lui causa d'ajouter foi à la révélation, et se résoudre de la retirer en sa maison. »

      Mais cette fois, ce fut la religieuse qui fit difficulté, « espérante toujours que par l'intercession de sainte Marie-Madeleine, elle obtiendrait changement de l'arrêt divin ». Ses résistances durèrent jusqu'au surlendemain, 8 janvier, vers les autre heures du soir. Entrée dans l'appartement de l'évêque, elle demanda à manger, mangea de bon appétit et, s'étant assise sur une chaise, commença à dormir d'un fort bon sommeil; « remise sur son lit en sa chambrette, dormit toute la nuit ». (Discours, p. 48-51; p. 45-49)

      Quelque temps après, elle se trouva onze jours durant dans l'impossibilité de manger ou de boire; elle assurait qu'elle sentait dans son corps quelque chose qui rejetait la nourriture et lui serrait l'orifice de l'estomac. Le médecin n'y entendit rien, la fille s'en prit à l'évêque. Celui-ci se douta de quelque nouveau maléfice, prit l'étole, fit des conjurations, lui donna à boire de longs traits d'eau grégorienne. La patiente alors, « jetant des cris fort grands et lamentables, vomit en un bassin d'argent (le Seigneur Archevêque tenant ses doigts sacrés en la bouche) une balle de plomb d'arquebuse appelée mousquette, accompagnée d'un crachat sanglant. Et à l'instant la Religieuse fut libre des douleurs qu'elle avait... endurées ». (Discours, p. 54; p. 51.)

      Ce que l'évêque avait craint se produisit. Au début de mai, il fut averti que « plusieurs propos se semaient d'un côté et d'autre, contre son honneur, à raison qu'il tenait cette Religieuse si longuement en sa maison ». Il se décida donc à la renvoyer dans son couvent. Ce qui fut fait le 10 mai 1585. mais tandis qu'il était dans la chambre du couvent que la religieuse venait occuper, « entrèrent les diables en elle, la possédant autant violentement, qu'on l'avais jamais vu auparavant. Qui commencèrent par les membres de la patiente, à charger le Seigneur Archevêque, de coups de poings et de pieds si furieusement, qu'il fut en grand danger de sa vie, iceux criants et hurlants épouvantablement: montrant toujours du bras droit, haussé en signe de menace, l'image de sainte Marie-Madeleine ». Il en fut de même pour le chanoine Mainsent, que l'évêque envoya chercher d'urgence, et pour d'autres ecclésiastiques encore. Alors l'évêque résolut de la reprendre chez lui. « Laquelle résolution par lui prononcée, les diables... sortirent incontinent... elle revint en usage de ses sens,... ne se souvenant de ce que s'était passé ». (Discours, p. 60-63; p. 58-60. On ne peut s'empêcher de croire que le démon a bon dos, et que l'audace de la religieuse croissait à l'expérience de son pouvoir. Il est assez étrange, en effet, de voir les démons se charger, par leurs maléfices, de faire respecter les volontés divines signifiées par Marie-Madeleine, cette « méchante bougresse », comme ils disaient. On verra mieux encore à la Sainte Baume: un diable tenir de longs sermons sur les vérités éternelles pour convertir Madeleine Demandoulx. Cfr François DOMPTIUS, O. P., Histoire admirable de la possession et conversion d'une pénitente... Paris, 1613; et Jean LORÉDAN, Un grand procès de sorcellerie au XVIIè siècle, Paris, Perrin, 1912.)

      le 19 août 1585, (Remarquons la date, deux jours après la mort de la supérieure. Soeur Barbe Devillers, la garde de Jeanne, lui succéderait sous peu. Il lui faudrait dès lors quitter la maison épiscopale pour prendre la direction de la communauté. En cette vision du 19 août, la sainte dit à Jeanne « qu'elle aurait à avertir son grand-père de chose grandement concernante le bien d'autrui, tant particulier que général. » Quelle est cette chose? Le texte ne nous le dit pas; il y a ici un silence calculé. N'étais-ce pas que l'évêque eût à mettre Barbe Devillers en la place de Jeanne Gossart? En vue de quoi, la possédée et sa garde reprendraient leur place au couvent. L'explication est séduisante, et nous mesurons du même coup l'habileté manoeuvrière de Jeanne et le crédit qu'elle avait acquise sur l'archevêque. Discours, p. 69 s.; p. 67 s.) étant en la haute galerie de la maison de l'archevêque, Jeanne « vit une grande clarté: au milieu de laquelle aperçut sainte Marie-Madeleine. Laquelle audit lieu lui dit... qu'elle pourrait être, le jour saint Louis passé, remise en son cloître, sans plus nulle vexation, moyennant quelle fût tenue coiment et apprise comme elle était en la maison de son dit grand-père, et nourrie de sa viande, jusques au terme que Dieu aurait déterminé ». Il fut ainsi fit le 26 août; mais on négligea une condition: au lieu de la tenir coiment dans une chambre tranquille, on la mit au dortoir commun des religieuses. Elle « fut derechef obsessée et extérieurement vexe des malins », sans comprendre pourquoi. Le 1er septembre, sur les douze heures de la nuit, la Sainte apparut et lui révéla la cause de ses maux, disant: « Les choses qui sont estimées petites sont de grand poids devant Dieu ». Mais la religieuse tint la chose pour soi, « pour les difficultés qu'elle expérimentait toutes et quantes fois qu'il lui fallait redire les choses qui lui étaient révélées, à cause de l'incrédulité, et des grandes certifications et assurances que voulaient avoir de son dire, ceux auxquels elle était commise ». Elle fut alors livrée à la férocité des démons. Ils « commencèrent avec crochets de fer (comme il lui semblait) à lui déchirer lentement tout le corps... Se retrouvante en ses extrêmes douleurs, et voyante le sang en si grande abondance couler de son corps », elle prit recours à Dieu et à sainte Marie-Madeleine. Soudain les tourments cessèrent. Elle fit venir Mainsent, qui ordonna une chambre tranquille. « Et par l'application d'eau grégorienne, étancha le sang, adoucit les douleurs, et peu à peu resserra les plaies ». (Discours, p. 70 s.; p. 68 s.)

      Lors de sa délivrance finale, le 12 novembre, quand tout fut achevé, elle déclara à l'archevêque, en lui prenant la main: « Je suis aujourd'hui rendue et remise avec toutes mes Consoeurs, comme vraie Religieuse. Et quant à ma nourriture, ... elle se laisse à votre discrétion, vous en êtes déchargé. Néanmoins, vous aurez soin de ma conscience tous les jours de votre vie ». (Discours, p. 84 s.; p. 80-82.)

      Comme on voit, les interventions de sainte Marie-Madeleine appuient et dirigent mystérieusement celles de l'évêque. La même sainte procura aussi des extases. On peut noter un progrès régulier dans le cours de son action. Sa présence est d'abord ignorée de la patiente qu'elle protège; elle se manifeste ensuite à elle en des apparitions silencieuses (10 avril et 28 juin 1584); le 25 août, elle parle et dicte le billet; elle parle encore aux apparitions suivantes (10, 12 et 13 novembre) mais le 12 elle procure une extase prolongée, et de même le 6 janvier 1585. Ce jour-là, elle lui fit reconnaître dans ses interventions les signes auxquels on distingue les apparitions divines de celles que simule le démon, selon la doctrine traditionnelle dans l'Église. Extase prolongée encore le 12 novembre; Jeanne est avertie de l'heure du suprême combat et de son issue décisive; une autre encore le 6 janvier suivant. Un esprit tatillon remarquera que chaque fois quelque chose trahit l'extase et provoque des questions pressantes. Le 10 avril 1585, par exemple, elle font en larmes et mouille le bréviaire du célébrant qui était au lieu où elle s'appuyait... « Qui fut cause qu'il lui demanda le sujet de son deuil et larmes ». Le 12 novembre, Mainsent l'aperçut ravie en extase, la voyant étendre les bras et joindre les mains par plusieurs fois. Il lui parla et la tira par les bras, mais n'en put tirer aucune réponse. Peu après la religieuse, toujours en extase, prononça quelques versets de psaume, bien adaptés à son cas présent et avec une mimique expressive. Notons à ce propos que depuis quelques mois, l'évêque lui faisait apprendre le psautier sous la direction d'un prêtre. (Discours, p. 57, 75, 69; p. 54, 72, 66.)

      L'extase du 6 janvier 1586, en la chapelle du couvent, resta dissimulée aux assistants, jusqu'à ce que le chanoine Mainsent, sa messe achevée, fut entré de la sacristie à la chapelle. « Lors (elle) jeta un cri triste et dolent, lequel oyant ledit chanoine, se retourna, et vitement se transporta auprès d'elle ». Il la vit la face changée, les yeux ouverts et fixés sur l'image de Marie-Madeleine. Ensuite, elle inclina le corps et rit fort doucement, demeurant toutefois en extase. « Mais incontinent retourna à elle, avec un tremblement de tout le corps, et excessif battement de coeur. » On la ranima. « Lors déclara n'avoir oncques eu plus grande faiblesse... que la présente, et celle de l'an passé, au même jour. Mais toutefois... ces deux débilités ne pouvaient être accompagnées à celle qu'elle eut le 24è du mois de Mai, 1585, quand elle vit notre Seigneur JESUS CHRIST, et sa glorieuse mère. » (Discours, p. 134 s.; p. 129 s.)

      Cette extase du 24 mai lui fut donnée bien à propos, par l'intercession de sa protectrice céleste. L'évêque s'était chargé lui-même de lui enseigner le catéchisme du P. Canisius, il la trouvait d'ordinaire parfaitement docile. Mais quand il en vint au chapitre de l'Eucharistie, il fut fort étonné, de la voir contentieuse contre sa coutume, sans savoir acquiescer à la vérité, et il ne put la convaincre. « Sur les deux heures de nuit, entre somme et veille, elle reçut une très belle vision... Elle voyait une haute échelle dressée vers le ciel, au sommet de laquelle, elle était: et soudain s'apparut un Ange vêtu de blanc... tenant en sa main dextre la sainte Hostie, et en l'autre le Calice, et lui disant: Voici le Dieu des chrétiens, auquel il faut vraiment croire... Et lors le ciel s'ouvrit et vit Notre Seigneur Jésus Christ », successivement dans sa gloire et en divers épisodes de la Passion. « Finalement vit la glorieuse Vierge Marie environnée d'une clarté admirable... » Et pendant son extase, elle proférait « paroles d'un coeur plein de paix, d'amour et d'espérance, protestante... ne plus jamais douter des points principaux... touchant la doctrine du vénérable Sacrement de l'autel ». Sa garde dut la dissuader d'exprimer encore la joie qu'elle ressentait, tant cette vision l'avait affaiblie. Le lendemain elle était incapable de marcher. Mais elle n'eut plus, dès lors, d'objections contre le dogme eucharistique. Cette vision merveilleuse y mettait une fin honorable. (Discours, p. 66-68; p. 63-65. Dans les Révélations de sainte Brigitte, il est aussi question d'une échelle au sommet de laquelle monte un moine pour interroger Dieu sur des mystères. Dommage que nous ne soyons pas renseignés sur les lectures de Jeanne Fery. Birgittae Revelationes, Liber quaestionum.)

      La scène de l'exorcisme final mérite aussi qu'on y arrête un moment l'attention. (Discours, p. 77-78; p. 74-84.) Tout y fut préparé par la religieuse, qui réussit à lui donner une solennité et un pathétique hors pair.

      Ce fut en sa vision du 12 novembre qu'elle fut avertie par sa sainte. « Elle a parlé à moi, dit Jeanne au chanoine Mainsent, et m'a enjoint que je vous aurai à déclarer, que il me reste encore un grand combat: lequel si je sais endurer, que je serai aujourd'hui délivrée. Toutefois pour ce qu'il sera grand, qu'il m'est nécessaire d'être assistée des prières de toutes les Religieuses de céans: lesquelles devront commencer à prier dès à cette heure, jusques à l'heure déterminée de Dieu: laquelle je sais, mais ai commandement de (les) point avertir, jusqu'à ce qu'elle sera venue, et lors je les ferai appeler, afin d'être présentes, durant ledit combat. » Ainsi les curiosités sont tenues en haleine, et les langues auront le loisir de répandre la passionnante nouvelle.

      Elle envoie Mainsent faire rapport à l'archevêque. Elle annonce que ce sera à trois heures de l'après-midi. L'évêque convoque divers ecclésiastiques pour être témoins du dernier combat, met en prières les clarisses. Elle-même fait venir ses soeurs et les envoie prier à la chapelle jusqu'au moment décisif, où elles seront appelées en sa chambre. Celle-ci étant trop petite, on décide de transporter Jeanne « en un lieu plus ample, pour le nombre et la commodité des personnes, qui devaient être présentes au combat. » Elle-même, sur révélation, avertit ses exorcistes de ne se pas adresser par conjurations, aux diables, comme s'ils étaient en son corps, la possédant, ains seulement comme étant à l'entour d'elle en l'air la tourmentant ».

      « Les trois heures sonnées après-midi, connaissant icelle, que c'était l'heure divinement assignée pour encommencer le combat, fit évoquer et entrer toute l'assistance. Et lors, S. Marie-Madeleine... s'apparut, et se mit au pied de sa couche, du côté dextre: où elle demeura sans se bouger ni parler, tant et si longuement que le combat dura. Et le reste de la place fut rempli d'une infinité de diables, pleins de rage et de furie ».

      Un dialogue commence entre eux et Jeanne; on entend celle-ci leur répondre. Elle crie: « On me déchire, on me déchire. » L'évêque tenait devant elle le crucifix, lui suggérant des réponses de confiance et de foi aux mérites du Christ, qu'elle répète. « Après laquelle réponse, fut quelque espace, fardelante sa couverture, sans parler, à la façon des agonisants... Et se reclinante sur l'oreille, demeura coite, quelque temps. Et ainsi le combat prit fin... Lors S. Marie-Madeleine,... s'approcha de la Religieuse et lui dit: Louez Dieu, vous êtes délivrée. Dont la Religieuse joignit ses mains, et dit: Béni soit Dieu, je suis toute guérie. »

      Suit un dialogue avec l'official, avec l'archevêque, par qui elle fait attester la réalité des phénomènes qu'elle a approuvés, des billets qu'elle a rendus. « Plusieurs ont réputé, que ce n'était que folie... Je proteste devant Dieu et devant tout le monde, qu'il n'y avait membre en mon corps, qui n'était lié et obligé » aux diables... Ce sont les propos qui lui avaient été révélés par sainte Marie-Madeleine.

      Comme l'assistance reste ébahie, Jeanne invite tout le monde à rendre grâces à Dieu. On chante le Te Deum, l'archevêque prend l'étole, chante des oraisons, donne sa bénédiction. « Après laquelle, la patiente découvrit à toute l'assemblée, les cicatrices et griffures innumérables, qu'elle avait reçu des diables... et sa chemise pleine de sang. »

      Pour une fille dont on nous dit que « son naturel... était d'entendre et de traiter volontiers choses hautes et grandes », quelle apothéose!


QUE CONCLURE ?


      En achevant cette extraordinaire histoire, le lecteur branle la tête et se demande: Qu'en est-il en vérité? Pour parler plus précisément, deux questions se posent: celle de la réalité des faits ici rapportés, celle de leur caractère diabolique ou surnaturel. Traitons-en tour à tour, autant qu'elles peuvent se séparer.

      Des deux sources réunies dans le livre édité par ordre de Louis de Berlaymont, il saute aux yeux qu'elles sont, au point de vue critique, de valeur très inégale. Le Discours rédigé par les exorcistes emporte la confiance, tout du moins pour la matérialité, l'extérieur des faits. Ils les racontent tels qu'ils les ont vus, ou ont cru les voir.

      Toute autre est l'impression que laisse l'autobiographie de Jeanne. La tendance est manifeste: elle veut se faire croire et convaincre, elle réagit contre ceux qui s'y refusent, ainsi qu'elle avait fait dans ses déclarations à l'exorcisme final. Elle écrit à l'invitation de Marie-Madeleine et sous l'inspiration divine, comme elle le déclare à l'archevêque. (Discours, p. 87-89; p. 84-86.)

      C'est elle qui d'ailleurs a provoqué l'oeuvre même des exorcistes. Dès le repas qui suivit le dernier exorcisme, « déclara en pleine table... les faits principaux, qu'elle avait perpétrés pendante sa possession. Lesquelles se redirent de bouche en bouche », non sans risque de déformation. Et comme, quelques jours plus tard, Mainsent lui reprochait de déclarer publiquement les secrets de sa conscience, elle répondit « qu'elle les pouvait bien publier, comme ayant reçu licence de ce faire, le 12e de Novembre précédent, entre autres choses, que lui déclara alors S. Marie-Madeleine, en sa longue extase: commandant même de bailler de sa part, pareille licence à ceux qui auraient le fait de sa conscience en charge ». Et elle continua de plus belle, « conduite d'un zèle ardent, à l'honneur de Dieu, lequel on ne pouvait empêcher en elle ».

      Ce qui ne laissa pas d'embarrasser l'évêque et ses conseillers. Ils craignaient sagement que ces récits ne subissent bientôt des déformations dommageables. Le 25 novembre, l'évêque décida « de dresser un discours et rédiger par écrit, la vérité nue du fait: non pas toutefois à l'intention de l'imprimer... » Mais ils se trouvaient fort embarrassés, « trouvant l'entreprise fort difficile: parce que malaisément ils se pouvaient ressouvenir des choses passées », et spécialement des pactes écrits par la religieuse. Ils avaient tous été brûlés.

      Une heure et demie après, nous dit-on, la sainte apparut à Jeanne, « étant seule en sa chambrette, ne sachante icelle rien de ce que s'était traité en la maison du Seigneur Archevêque: et lui dit: Ils sont en peine... prenez la plume et écrivez ce que Dieu vous inspirera ». Elle se mit aussitôt à l'oeuvre et l'acheva le 29 du même mois. Elle remit son travail à l'évêque, « déclarante qu'elle avait fait de sa part, le devoir, et qu'il lui convenait faire aussi le sien ». (Comme on a vu, l'évêque et son conseiller ne pensaient d'abord qu'à une relation manuscrite et non imprimée, qui serait communiquée à quelques-uns qui en désiraient avoir l'intelligence ». On ne nous dit pas pourquoi ce premier projet fut modifié et le Discours remis à l'imprimeur. N'est-ce pas l'intervention « surnaturelle » de Jeanne qui les décida?)

      L'évêque et ses conseillers ne doutèrent pas de l'origine surnaturelle de l'écrit qui leur était remis. Jeanne n'avait pas rappris à écrire, depuis que le diables Cornau lui avait enlevé toute connaissance. Cet argument suffit à les convaincre. Produira-t-il le même effet sur un psychiatre d'aujourd'hui? Cherchons d'autre critères.

      Nous avons constaté déjà qu'il y a un accord général entre le récit des exorcistes et les faits qu'elle raconte de sa vie antérieure, et aussi, quelques menues divergences. Douée, comme on nous la décrit, « d'un très vif entendement et bon esprit », elle a pu arranger son récit d'après ce qui s'était passé, pendant ces semaines tragiques, en elle et autour d'elle. Pour les exorcistes comme pour nous, les faits antérieurs étaient incontrôlables. Et nous ne pouvons faire fond sur son témoignage unique.

      Nous sommes donc rabattus sur l'honnête rapport des exorcistes. Ils ont manqué de finesse, malgré les airs qu'ils prennent de refuser d'admettre sans preuves et sans « grandes certifications et assurances » ce qu'elle leur racontait. (Ces « grandes certifications et assurances » étaient purement verbales. Il suffisait à la possédée de renforcer ses affirmations en les répétant et de piquer une crise de souffrances et de sang, pour les amener à se rendre. Au bout de quelques expériences de ce genre, ils ne doutèrent plus. Ils ignoraient l'art d'enferrer la voyante en l'amenant à se contredire par quelques questions innocentes. Cela s'est vu autrefois et s'est vu hier. Il suffit de se reporter à certains volumes de la présence collection pour s'en convaincre.) Ils ne se sont pas rendu compte qu'elle les menait avec une audace et un bonheur croissants. Ils n'ont pas manqué de sincérité. C'est par eux qu'il sera peut-être donné de pénétrer le caractère des faits qu'elle rapporte, les phénomènes qu'elle subit, - ou qu'elle produit, - qu'ils constatent sans bien les comprendre.

      Nous sommes donc autorisés à croire que les faits qu'ils racontent se sont présentés comme ils nous les présentent: déclarations de Jeanne, ses crises douloureuses, ses violences sur l'évêque, les dialogues qui par elle s'échangent avec les démons, cette étrange amnésie coupée de brusques ressurgences de ses souvenirs et de ses facultés. Bref, au cours des exorcismes, les choses se sont passées sous l'aspect qu'ils décrivent.

      Cela suffit-il pour attester la vérité des récits de Jeanne sur ses possessions antérieures? Nul ne le pensera, sans doute, à moins d'admettre, avec Louis de Berlaymont et son entourage, le caractère surnaturel et diabolique des phénomènes qu'ils ont constatés. Abordons cette deuxième question, sans trop nous flatter de la pouvoir résoudre.

      Nous cherchons un indice assez probant de l'intervention diabolique. Leur comportement, tel qu'il nous est décrit par Jeanne, n'a rien qui nous surprenne. En cette fin du XVIè siècle, âge d'or, si l'on ose ainsi parler, des diableries et de la sorcellerie, des histoires de ce genre passionnaient l'opinion, alimentaient les longues causeries du soir dans les maisons et les récréations des religieuses. Jeanne pouvait trouver là un matériel tout préparé, qu'il lui suffisait de mettre en oeuvre. Nous avons remarqué plus haut qu'il n'est pas question de sabbats, du moins en termes explicites. La possédée a pu se rendre compte que c'était dangereux; la justice civile s'en mêlait. Ainsi, vingt-cinq ans plus tard, le jeune Vincent de Paul a pu tirer parti, pour forger la légende de sa captivité tunisienne, des récits qui se colportaient, aux bord du Golfe du Lion, sur les pirates barbaresques. (Qu'il soit permis de renvoyer à des articles à des articles publiés dans la Rev. d'hist. eccl. de Louvain: La conversion de saint Vincent de Paul, et Vincent de Paul a-t-il menti? 1936, t. XXXII, p. 313 ss.; 1938, t. XXXIV, p. 320 ss.)

      Mais nous saisissons, semble-t-il, sur le vif, dans le rapport des exorcistes, des faits extérieurs, des transports mystérieux d'objects: ces pactes écrits, ces hosties que les diables saluent de leurs cris affreux, ces médailles antiques adorées comme des idoles... Ont-ils songé à prendre toutes les garanties nécessaires pour s'assurer que, vraiment, ces objets n'ont pu être apportés par des voies plus ordinaires? Tout cela se passe de préférence le soir, dans l'obscurité favorable à des tours de passe-passe.

      Deux ou trois phénomènes extérieurs résistent mieux à l'examen critique. Je sont à cette « chair crue de charogne », que « lesdits malins lui apportaient, à la vue et en la présence des assistants » et dont ils lui remplirent aussitôt la bouche, avec une puanteur insupportable; à ces « vermines venimeuses », à cette « grande quantité d'ordures et de punaisies, cheveux et petites bêtes en forme de vers velus » qu'elle jetait par la bouche et les narines. Rappelons-nous encore ce carreau de vitre, celui-là même que l'évêque avait indiqué, cassé par le diable Cornau à son expulsion. Peut-on assigner à ces faits contrôlés une origine terrestre et humaine? (Le cas du carreau cassé peut avoir trois explications. Ou bien, ce sont les démons qui ont donné le signe réclamé par l'archevêque. Deuxième explication: un complice placé au dehors s'est chargé de cette partie du scénario. Troisième explication: Jeanne elle-même s'est acquittée de cette partie du programme. Notons les circonstances. L'exorcisme se fit sur les huit heures du soir, le 10 octobre; et la délivrance fut bientôt obtenue et les démons rapportèrent au lieu convenu - on ne nous l'indique pas, - le linge teint de sang et les pièces de chair. Ils demeurèrent néanmoins toute la nuit à tourmenter et affliger la fille. C'est seulement peu avant les six heures du matin, avant la pointe du jour, qu'ils sortirent et que le carreau fut cassé. Jeanne n'a-t-elle pas attendu que l'attention des assistants fût lassée et détendue par une longue veille?)

      Les interventions de sainte Marie-Madeleine présentent, dans leur déroulement, une progression qui va des premières présences encore inaperçues, aux paroles surnaturelles qu'elle lui adresse, et de là aux extases qu'elle lui procure. Les points culminants en sont la dictée du billet destiné à l'évêque et la vision du Christ et de sa Mère. (Il a été question plus haut de cette vision, dont la description seule inspire la défiance. Et la complaisance avec laquelle Jeanne en parlerait plus tard, le 6 janvier 1586, comme on a vu plus haut, n'est pas pour dissiper cette impression. Les arguments que lui donne la sainte pour démontrer le caractère surnaturel de ses visions sont-ils pour elle ou pour les exorcistes? Nous avons déjà remarqué comment elle se trahit chaque fois qu'il lui survient une extase. Il est vraiment difficile d'admettre que ses visions soient surnaturelles... et désintéressées.) Mais comment se dérober à l'impression que ce billet est un artifice imaginé par cette fille ardente et ambitieuse pour se mettre dans l'entourage immédiat de l'évêque? Elle se rendit bientôt compte des difficultés qui s'opposaient à ce projet. De là ces crises de plus en plus violentes qui contraignent le bon évêque à réprimer les répugnances de son bon sens. Mais cette fille « douée d'un très vif entendement et bon esprit » sent qu'il lui faut réduire ses ambitions. Sa sainte vient bien à propos expliquer, en les réduisant, les exigences divines. Elle s'imposaient d'abord à lui « en quel lieu et place là où qu'il soit et sera toute sa vie »; ce fut ensuite pour une année. Et le jour de la délivrance, Jeanne se contenta d'exiger qu'il prit soin de sa conscience tant qu'il vivrait. Il n'est pas accordé à beaucoup de religieuses d'avoir un évêque pour directeur de conscience. (L'archevêque y gagna un surnom plaisant. François Vinchant raconte: « Les principaux diables qui la possédèrent se disaient avoir nom, l'un Garga, l'autre Cornau; mais l'archevêque fut celui qui dès lors et jusques à présent toujours a été appelé par le menu peuple: Le bon diable des noires soeurs ». Annales de la province et comté au Hainaut, à l'année 1584. Mons, 1582, t. V, p. 319)

      A quel parti s'arrêter? Mystère de l'astuce diabolique? Mystère de la psychologie féminine? Les deux ensemble, peut-être. (N'est-il pas le lieu de citer Harnack? « La possession défie souvent, encore à notre époque, une analyse scientifique et laisse chacun penser qu'elle met en oeuvre certaines forces mystérieuses. Il y a dans ce domaine des faits qu'on ne peut rejeter et qu'on ne sait cependant pas expliquer. » Die Mission und Ausbreitung... 3e éd. Leipzig, 1, p. 137.)


PIERRE BEBONGNIE C. SS. RR.       




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La confession de Boullan

      Jean-Antoine Boullan, né le 18 février 1824 à Saint-Porcaire, mourut le 4 janvier 1893 à Lyon (M. le Docteur Vinchon nous communique la note suivante: « Trois brochures sont en ma possession dont l'auteur est Joanny Bricaud, curieux personnage portant le titre de patriarche de l'Église gnostique universelle. Il se proposait avec Jules Doinel, connu sous le nom de Valcubin, évêque de Montségur (Ariège), de renouveler l'hérésie albigeoise. Voici ces trois brochures: a) Huysmans et le Satanisme, Paris, Chacornac, 1913, 500 ex.; b) Huysmans occultiste et magicien, avec une note sur les Hosties magiques qui servirent à Huysmans pour combattre les envoûtements, Paris, Chacornac, 1913, 800 ex.; c) L'abbé Boullan, Paris, Chacornac, 1927.

      Les documents de ces brochures constituent des étapes de la vie de Boullan. Ils ont été recueillis par un homme qui a rencontré Boullan et connu son entourage. Elles insistent peu sur les poursuites des tribunaux ecclésiastiques en 1869. Voici ces quatre étapes: 1° L'oeuvre de la réparation des âmes. Communauté dirigée par Adèle Chevalier, miraculée de La Salette après 1854 qui sombra dans l'érotisme et la scatologie, aggravée d'escroquerie. Boullan et l'ex-religieuse Chevalier ont été poursuivis non seulement à Rome, mais encore par les tribunaux français; - 2° Les annales de la sainteté au XIXè siècle, revue qui relatait des miracles obtenus par des moyens empruntés à l'occultisme ce qui provoqua l'interdiction de Boullan et son exclusion de l'Église en juillet 1875; - 3° L'essai de réforme de l'oeuvre de la Miséricorde de Vinstras qui lui valurent l'exclusion de cette secte en 1877; - 4° la mise au point d'une doctrine personnelle, dans laquelle un érotisme collectif à la Raspoutine, qui ne serait qu'une partique du « mariage mystique » pour ses partisans, tient une place importante. Pendant cette 4° période, Boullan s'isole des autres groupes d'occultismes et entre en conflit avec eux jusqu'à sa mort, le 4 janvier 1893, « en saint et en martyr » d'après Mme Thibault (Mme Bavoil de Là-bas). En réalité, il laissait une réputation moins édifiante. Huysmans qui jugeait avec un esprit critique médiocre les faits occultes, finit, après avoir considéré Boullan comme un apôtre, par admettre le caractère suspect de son oeuvre après avoir lu ses confessions. »).
Ce prêtre, « Jean-Baptiste redescendu sur terre », se disait l'héritier de l'hérétique Vintras, « réincarnation du Prophète Élie », « Grand Pontife de l'Église du Carmel ». Boullan, comme Vintras, se prétendait missionné « glaive de Dieu » contre l'Église romaine qu'il voulait « exorciser » (Cf. sur Boullan et Vintras l'ouvrage paru en 1927 dans les Documents Bleus de la N. R. F. : Les Aventuriers du Mystère par Frédéric BOUTET, pp. 94 à 112; ainsi que: Vintras hérésiarque et prophète par Maurice GARÇON, Paris, Nourry, 1928.). Objet de poursuites dès 1861-1864, il fut incarcéré à Rome aux prisons du Saint-Office au début de 1869. Les Piémontais devaient le libérer. Boullan emporta de sa prison un cahier de papier rose de quatorze feuillets, soit vingt-huit pages, contenant sa « confession ». Dans ce document, il prépare des aveux et successivement il accuse les prêtres romains qu'il nomme les cornus du sacerdoce.

      Louis Massignon nous apprend dans La Salette (Bloud et Gay, 1946) pp. 94-96, que ce fut seulement en 1893 après sa mort de Boullan que Huysmans découvrit cette pièce satanique dans les papiers de celui-ci. Ces papiers lui avaient été remis par Mme Thibault (Mme Bavoil). Jusqu'alors, Huysmans se représentait Boullan sous les traits du « docteur Johannès » de Là-Bas. (Huysmans a dit lui-même à M. Massignon que le « Chanoine Docre » était le chanoine Van Haecke, mais la création de « Docre » est due pour beaucoup à ce que Huysmans apprit de Boullan. A tort ou à raison, celui-ci chargeait devant l'auteur de Là-Bas un certain abbé Roca, prêtre maçon (mort excommunié), « aumônier » du groupe occultiste parisien rassemblé autour de Stanislas de Guaïta, groupe qui avait dénoncé Boullan à l'opinion publique (duel de Jules Bois avec Stan de Guaïta). Cf. Les aventuriers du Mystère. pp. 129, 130 et 142 à 144.)

      Exceptés du mandat général d'exécuteur testamentaire de Lucien Descave, les papiers de Boullan furent donnés par Huysmans à Léon Leclaire, son compagnon de Ligugé et de Schiedam, qui les remit à M. Louis Massignon avec tous pouvoirs. m. Massignon les adressa par voie diplomatique le 14 juillet 1930 à Mgr J. Mercati qui les « déposa » dans la réserve de la Bibliothèque Vaticane. Outre 108 lettres de Boullan à Huysmans, existe donc à Rome le cahier rose qui nous occupe ayant à la suite un dossier lithographié de 15 pages touchant la guérison d'Adèle Chevalier à la Salette en 1854 (Boullan avait connu en 1856 avant sa perte, Adèle miraculée « dont la vocation religieuse devait sombrer en l'entraînant dans sa chute »). Enfin, ont été envoyés à Mgr Mercati deux cahiers crème de 17 feuillets et de 12 feuillets. L'un de la main d'Adèle Chevalier, l'autre de Boullan.

      Grâce à l'amabilité du Préfet de la Bibliothèque Vaticane, je possède un film du cahier de papier rose de quatorze feuillets.

      En voici la composition:


1 à f° 4Aveux concernant ses fautes signé à Rome le 26 mai 1869.
5 à f° 8aExposé des faits. Innocence au point de vue civil. Même date.
8bJugement solennel contre les cornus du sacerdoce. 28-29 mai.
11aJugement contre ses Juges du 2 juin.
11b-12aConfession et aveux concernant les illusions diaboliques.
Boullan demande pardon, après sept ans d'épreuves cruelles.
12bJugement du 5 juin contre les prêtres qui veulent poursuivre les anciennes soeurs.
6 Juin. Jugement à perpétuité en enfer pour quiconque agira contre Boullan ou Mlle Chevalier concernant le fait du 8 décembre.
13aDiverses questions données à Mr le Commissaire.
13bJugement solennel du 16 juin 1869. Les cornus n'ont pas le droit d'empêcher la Victoire...
14 et ben blanc.


      Nous reproduisons en hors-texte en totalité ou en parties les pages 8, 12, 14, 24, c'est-à-dire les folios 4b, 6b, 8b, et 12b. Madame Suzanne Bresard a bien voulu examiner ces documents AVANT d'en connaître la provenance. Le jugement du graphologue confirme remarquablement ce que nous savons par ailleurs de l'abbé Boullan. On le lira ci-après, ainsi qu'une étude psychiatrique de la « Confession », due à la bienveillance du Dr Vinchon.


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I. ÉTUDE GRAPHOLOGIQUE

      Dès lors, cette écriture traduit un tempérament vigoureux. On y discerne l'affirmation d'un homme qui a beaucoup de vitalité, une intelligence alerte, une activité combative. Puis, si on regarde le détail des signes qui composent lettres, mots, lignes, on y rencontre tant de mauvais indices qu'un malaise succède à cette impression de valeur générale et qu'on est même effrayé de leurs sens fâcheux sous l'angle moral ».

      « Il apparaît que cet homme est comme possédé par une passion agressive sans frein, dont les effets peuvent être méchants et surtout délétères ».

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écriture de Boullan

      « Il y a au contre de lui-même une sorte de volonté empoisonnée qui le pousse dans des entreprises où sa satisfaction personnelle semble être le seul mobile. La recherche de cette satisfaction est comme effrénée et impossible à assouvir. Il va de l'avant, poussé vers le mauvais, sans même jouir véritablement de ses « réussites » et en dépit de certains intérêts immédiats, de sorte qu'il y a quelque chose d'absurde dans ce déchaînement, (nous avions été tentés de dire quelque chose de gratuit...) ».

      « L'expression de cette force « noire » lui fait employer un véritable art de la dissimulation. Il peut jouer d'arguments ou de personnages successifs pour s'insinuer auprès des personnes ou des groupes qu'il désire atteindre. Il peut aussi faire agir des personnes de bonne foi interposées. Les contradictions qui en résultent doivent cependant à la longue alerter la méfiance des gens ».

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écriture de Boullan

      « En dehors de ces faits qui nous paraissent fort graves, c'est un homme qui n'est pas dépourvu de finesse, ni de valeur intuitive, ni d'intelligence. Dans les secteurs de son esprit qui auraient pu échapper au poison, il semble y avoir une certaine culture et aussi des raisonnements très pertinents. Cependant il paraît être parfois aux abois, et alors peut dévoiler imprudemment son jeu. Il ne semble pas recueillir le fruit de tous ses efforts à en juger par son absence de joie intérieure. Ses raisonnements, sains au départ, peuvent finir par se raidir et se dénaturer. Il a une tendance à devenir « raisonneur », à tourner en rond, à aboutir à des impasses ».

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écriture de Boullan

      « Nous croyons qu'il a beaucoup d'activité ».
      « Il a du dynamisme, des initiatives, de l'audace. Quand il veut arriver à quelque chose, il ne ménage personne et peut manquer de pitié pour les faibles ».
      « Il est aussi saisi parfois par bouffées de désirs de vengeance et cela peut aveugler passagèrement son intelligence ».
      « Il a de la ruse, de la tenacité malgré quelque désordre dans les détails ».
      « C'est une écriture qui laisse un malaise et qui révèle un homme chez qui les mobiles d'action ne sont pas explicites. Il n'est pas victime d'un mauvais caractère, mais d'une sorte de perversité ».
      « Il semble adhérer à l'habitude de mal faire comme si cette force qui le pousse en avant sans repos maintenait cependant son être dans une apparence de forme ».
      « Nous avons l'impression que si quelqu'un voulait l'arracher aux ornières qu'il s'obstine à parcourir, il sentirait poindre en lui la peur insoutenable de se dissoudre, et se cramponnerait davantage à cette sorte de manie dévorante substituée à l'ouverture du coeur ».

      12 janvier 1948

SUSANNE BRESARD.            

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II. ÉTUDE PSYCHIATRIQUE

      La confession de l'abbé Boullan apporte des documents sur la psychologie d'une catégorie de démoniaques en marge de la pathologie. C'est un mélange d'analyses assez exactes, d'obsessions de culpabilité et de besoin de pardon, de condamnations d'ennemis réels ou imaginaires.

      Boullan fréquente des écrivains dès 1860, nous savons qu'il continuera jusqu'à sa mort. Il vit dans un milieu de « femmes folles et démoniaques, selon le jugement qu'on peut en faire » (p. 1). L'une d'elle est épileptique. Ce dernier commerce contraste avec son aveu « qu'il n'a pas d'aptitude » pour la direction des femmes (p. 9). N'était-il pas plutôt dirigé par elle? Ces indications situent Boullan.

      La vie instinctive prépondérante chez lui à certaines heures, a arrêté son évolution affective parce qu'elle a été déviée vers une scatologie et un érotisme presque enfantins, contrastant avec son intelligence. Pour assouvir ses tendances perverses, il prenait prétexte de remèdes à appliquer, de soins médicaux, se comportant à la manière d'un guérisseur.

      Un esprit de recherche à la fois malsain et naïf le poussait à étudier les effets du péché et les limites de l'action du diable au cours d' « expériences » (pp. 7 et 22) dangereuses qui furent souvent à l'origine de ses fautes.

      Il explique ainsi ses fautes. Mes « péchés ont une tripe source, origine et principe: en premier lieu, la faiblesse et la fragilité de ma nature corrompue; les illusions du démon propres à me tromper et à égarer mon esprit; enfin ma manière d'entendre les choses qui m'a entraîné en plusieurs choses, dignes de blâme et de répréhension. » (p. 2). A l'époque de cette confession, il a conscience de son manque de contrôle, de la fausseté de son jugement et de ses perversions instinctives. Il arrive au seuil du sacrilège dans le but de guérir certains possédés. Il va d'un extrême à l'autre, mêlant les suggestions et les ordres qui devaient conduire aux pires fautes et aux soi-disant moyens de se défendre contre elles.

      La question d'argent tient une place importante dans la vie de ce prêtre. Il se dépeint comme « gagnant beaucoup d'argent » (p. 6) à Paris avant de fonder l'oeuvre qui est la cause de ses malheurs. Il achète un château et y dépense une somme considérable. L'obsession de l'argent le conduit à une escroquerie qui lui vaut une condamnation à trois ans de prison. L'enquête a révélé qu'il tirait parti de certaines révélations de l'au-delà pour exploiter des âmes crédules. Il se faisait donner de l'argent par les uns pour se procurer le plaisir de le distribuer aux autres.

      La confession proprement dite est rédigée avec une extrême humilité et un vif désir de pardon. Il énumère comme s'il voulait les distinguer ses « erreurs, illusions, fautes, péchés et égarements » (p. 8). Son orgueil apparaît néanmoins dans le récit d'une entrevue avec Jules Favre.

      Puis viennent de façon inattendue des « jugements solennels » contre « les cornus du sacerdoce » prononcés par le seul Boullan. Ces cornus sont accusés d'agir à Rome pour amener les juges ecclésiastiques à le condamner ainsi que l'ex-religieuse Adèle Chevalier. Ils seront condamnés aux peines de l'enfer, éternelles ou à temps, et à l'emprisonnement dans la tour de Babel (sic), à payer aussi toutes les dettes! Le prêtre qui a instruit son affaire est un de ses principaux ennemis. Ces « jugments » rappellent les écrits analogues des persécutés classiques. Ils traduisent l'orgueil et la méfiance agressive de leur auteur.

      Boullan est un réformateur religieux, paranoïaque typique; orgueilleux persécuté, interprétant les faits en malade toujours excessif, se comportant en érotique instinctif et impulsif comme beaucoup de ces sujets; il mêle la question d'argent à la sexualité. C'est encore un inadapté, même à un milieu hérétique restreint, celui des disciples de Vintras qui ont dû l'exclure de leur cercle.

      19 février 1948

Dr Jean VINCHON            


      « Boullan, nous écrit Frank Duquesnes, n'est pas un isolé. Il appartient à une lignée que l'Histoire des aberrations religieuses n'ignore pas. Son cas jette même une lueur sur certaines manifestations ténébreuses. Il s'insère, en effet, dans le grand courant des mystères organiques, qu'on retrouve dans toutes les religions comme une déviation, un « gauchissement » du culte rendu à la Sophia ou Sagesse divine. Les sectes gnostiques voyaient dans LA Sainte-Esprit le « principe féminin » de la Divinité. Toute la doctrine de Boullan prolonge, « naturellement » et continue le courant « praclétique », pseudo-marial, simili-charismatique des illuminés médiévaux (Frères et Soeurs du Libre-Esprit, Béghards et Béghines, etc.).

      » Si Boullan n'est pas sans ancêtres « spirituels », il n'est pas non plus sans descendance. Il meurt en 1893. Or, quelques-uns de ses fidèles s'en retournent dans leur pays, soit en Moravie, soit en Pologne alors autrichienne. Et c'est là, précisément, que, vers 1894, commencent les vaticinations de Marie-Francesca Kozlowska, religieuse franciscaine, dite plus tard: la Matouchka (la maman), dont l'illuminisme, après avoir séduit les ecclésiastiques férus d'ascèse et de mystique anarchiques - Kowalski, Prochniewksi, etc. - aboutit, en 1903, à la condamnation formelle du mouvement « mariavite »
(de Mariae vita) par Pie X. Les sectaires se séparent de Rome et fondent l'église mariavite, dont le Patriarche (Kowalski) et les évêques sont (validement) sacrés par l'épiscopat vieux-catholique (janséniste) de Hollande en 1909: le rêve de Boullan est réalisé.

      » Mais la doctrine et la pratique des « mariages mystiques » - empruntées, comme presque tout le reste, à Boullan, et destinées à propager la procréation sans concupiscence
(sic) d'enfants nés par conséquent (sic) sans péché originel (sic) - font l'objet d'un scandale inouï. La « polygamie spirituelle » (sic) des Mariavites est devenue si officielle qu'au Congrès Vieux-Catholique international de Berne, en 1924, toute l'Église mariavite, qui compte alors près de 600.000 fidèles, est excommuniée! Depuis lors, le Patriarche et quelques Évêques ont subi, en Cour d'Assises, condamnations pour affaires de moeurs.

      » On trouvera des détails sur le Mariavitisme réduit (aujourd'hui à 100.000 membres) dans la collection Die Religion in Geschichte une Gegenwart. Les traits caractéristiques de la secte sont du pur Boullan, plus le rôle particulier que s'est adjugé la Matouchka, comme « incarnation de la Sainte Vierge » et préposée, en tant que mulier amicta sole au salut du genre humain sitôt commencés les Derniers Temps tout proches (ce point a été relevé par Pie X dans son Bref contre les Maravites). »

      Nous n'avons pas voulu livrer à la publication le texte complet de la Confession de Boullan. Le lecteur nous le pardonnera: il n'en aurait pas supporté la lecture. Hormis l'intérêt que nous signalons, elle provoque le dégoût et même l'ennui. En pareille matière, il convient de se borner; le faisant on risque d'offenser encore les plus délicats. Le sujet de cet important volume supposait quelque révélation de ce genre. C'est notre excuse.

P. BRUNO DE J.-M.            


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